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Crédits

Coordination : Alexandre Enkerli

Rédaction : Alexandre Enkerli

Révision du rapport : Monique Chartrand

L’équipe du projet comprend les personnes suivantes, associées à l’UCFO, Communautique ou à FFunction :

  • Guylaine Leclerc, UCFO
  • Diane Bondu, UCFO
  • Dinah Ener, UCFO
  • Monique Chartrand, Communautique
  • Emiliano Bazan Montanez, Communautique
  • Alexandre Enkerli, Communautique
  • Sébastien Pierre, FFunction
  • Raed Al-Fateh, FFunction
  • Audrée Lapierre, FFunction

La démarche de recherche qui fait l’objet du présent rapport a été effectuée par Emiliano Bazan Montanez, porteur du projet, et Alexandre Enkerli, chercheur associé.

I.Avant-propos

 

I.Avant-propos

Financé par le Fonds interactif du Canada (FIC) de Patrimoine canadien, le projet ARTNET vise la transmission des connaissances artisanales par les membres actives de l’Union culturelle des Franco-Ontariennes (UCFO). Le projet se concentre sur le développement d’une plateforme Web de collaboration, de partage et de traitement de vidéos spécialisés en artisanat.

Si la création de cette plateforme constitue la contribution majeure de l’équipe de ce projet, c’est l’appropriation de cette plateforme par les membres de l’Union culturelle qui en constitue la trame. Le présent rapport porte sur ce processus d’appropriation. Il est le résultat d’une démarche de recherche ethnographique effectuée en parallèle avec le développement technologique au coeur du projet.

 

II.  Méthodologie

La présente recherche fut réalisée selon des principes méthodologiques liés au travail ethnographique sur le terrain. Des séances d’observation-participante ont été effectuées parmi des membres de l’UCFO. Ces séances ont eu lieu lors de l’assemblée générale annuelle (AGA) de l’Union culturelle ainsi que lors d’événements organisés dans le cadre du projet ArtNet : rencontres de travail, ateliers et entretiens focalisés.

Par ailleurs, des entrevues semi-dirigées ont été réalisées avec quatre artisanes, provenant chacune d’une dessix régions représentées à l’Union culturelle. Ces entrevues ont été filmées et des extraits ont été montés sous forme de capsules vidéos présentant des portraits de ces artisanes. Trois de ces capsules vidéos ont été présentées à un groupe de participantes et ont permis de situer certains aspects du projet. Ces capsules seront disponibles sur la plateforme et devraient stimuler de nouvelles contributions au site.

 

III.  Terminologie et conventions

Plateforme : Le terme « plateforme » est utilisé pour désigner l’outil Internet qui constitue le but premier du projet. Il s’agit d’un site Web (artnet.unionculturelle.ca), d’outils qui lui sont associés et de l’infrastructure technologique qui le rend possible. Cette plateforme est le fruit d’une collaboration entre Communautique, organisme communautaire visant l’appropriation technologique, et FFunction, inc., studio de développement Web spécialisé en conception médiatique (« information design »).

Recherche : La création de cette plateforme constitue le but principal du projet ArtNet. Le présent rapport porte sur une recherche ethnographique à propos de l’appropriation de cette plateforme et des usages innovants qui encadrent la démarche d’appropriation.

Féminin : Puisque ce rapport porte sur un organisme constitué exclusivement de femmes, le féminin est privilégié dans ce texte.

Union culturelle : Le terme « Union culturelle » et le sigle UCF♀ sont tous deux utilisés pour désigner l’Union culturelle des Franco-Ontariennes. Ces usages sont fréquents au sein de l’organisme. L’acronyme de l’organisme est prononcé avec un ‘o’ final mais le sigle fut adopté pour distinguer l’Union culturelle de l’Union des cultivateurs franco-ontariens.

Coopérative : La Coopérative des artisanes de l’UCFO Inc. (la « Coopérative ») constitue un élément central du projet ArtNet. Cette Coopérative a servi de contexte privilégié pour diverses activités liées au projet et les membres de la Coopérative ont un statut particulier pour le projet. Toutefois, le projet et la plateforme qui en résulte s’adressent à l’Union culturelle dans son ensemble. Certaines artisanes sont membres de l’Union culturelle sans faire partie de la Coopérative. L’une d’entre elles, Ida Comeau, figure d’ailleurs parmi les participantes les plus actives du projet. Si la Coopérative est le « cœur » du projet, c’est l’UCF♀ dans son ensemble qui donne au projet et à la plateforme qui en résulte toute leur importance.

Membre : Le terme « membre » est appliqué à toutes les femmes qui font ou qui ont fait partie de l’Union culturelle des Franco-Ontariennes. Le projet ArtNet a pour but de bénéficier aux membres actives de l’UCF♀ mais la démarche de recherche n’exclue pas les anciennes membres. Par respect pour l’usage établi dans ce contexte, ce terme est utilisé au féminin tout au long du présent texte.

Participante : Dans le contexte du projet, une « participante » est une membre qui a contribué au projet d’une façon ou d’une autre. Un groupe d’une dizaine de membres actives a été constitué pour servir de cœur au projet. Ces femmes ont une importance particulière pour le projet et le présent rapport leur est grandement redevable. Le groupe formé par ces participantes n’est pas considéré comme représentatif de l’Union culturelle dans son ensemble ou même de la Coopérative décrite plus haut. Au lieu d’un échantillon aléatoire de la population concernée par le projet, ce groupe met en présence quelques-unes des membres les plus motivées par le projet. D’autre part, puisque plusieurs autres membres étaient présentes à l’Assemblée générale annuelle (AGA) de l’UCF♀, un nombre élargi de personnes a pu participer à la présente recherche.

Portraits : Les participantes suivantes, issues de quatre des six régions de l’UCF♀, ont été filmées :

  • Madeleine Chabot, de Clarence Creek (région de Prescott-Glengarry-Cornwall)
  • Ida Comeau, de Sturgeon Falls (région de Sudbury-Nipissing)
  • Madeleine Paquette, de Kapuskasing (région Cochrane-Kapuskasing-Hearst)
  • Pierrette Ravary, de Casselman (région de Russell-Carleton-Stormont)

Quelques-uns de leurs propos sont rapportés textuellement ici. Il convient donc de leur attribuer directement le crédit qui leur est dû.

Appropriation technologique : Le principe de l’appropriation technologique constitue le cœur du projet et sera décrit tout au long de ce texte. Lié à l’innovation, ce principe implique l’intégration d’outils à la vie des personnes qui se servent de cette technologie.

Usagère : Les termes « utilisatrice » et « usagère » sont distincts bien qu’ils puissent, l’un comme l’autre,désigner des personnes qui se servent d’un outil. La nuance entre ces deux termes est plutôt subtile mais elle concerne la différence qui peut exister entre l’utilisation d’un outil pour accomplir une tâche spécifique et l’usage d’un outil au sein d’une pratique technologique plus vaste. La progression, de l’utilisation vers l’usage, est associée à une appropriation technologique accrue.

 

IV.  Contexte

4.1 Origines de l’Union culturelle

Formée en 1947, l’Union culturelle des Franco-Ontariennes remplit plusieurs rôles auprès de populations diverses à travers la province.

Plusieurs participantes ont décrit les origines et le développement de l’UCFO en lien avec d’autres organismes. D’une part, l’UCFO s’est développée comme pendant féminin de l’Union des cultivateurs franco-ontariens, organisme qui fut incorporé peu de temps avant la fondation de l’UCFO. Ainsi, la condition féminine est au cœur des préoccupations de l’Union culturelle dès sa fondation.

D’autre part, les cercles des fermières du Québec ont fourni, selon ces participantes, une base importante à la création des cercles locaux de l’UCFO. Non seulement la structure de ces cercles fut-elle une inspiration pour les fondatrices de l’UCFO mais diverses ressources furent partagées entre provinces au fil du temps. Par exemple, des artisanes franco-ontariennes ont bénéficié, grâce aux contacts entre l’UCFO et les cercles des fermières du Québec, de patrons en français.

Bien qu’ils ne furent mentionnées par aucune membre de l’UCFO, des groupes d’artisanes américaines créant des courtepointes (les « quilting bees ») peuvent servir de point de comparaison avec l’UCFO. En effet, ces groupes ont eu un impact important, bien que peu connu, dans divers changements sociaux qui se sont produits aux Etats-Unis au cours du XIXè siècle1. Tout comme l’UCFO à son origine, ces groupes ont servi à rallier des ménagères et à construire leur participation politique, même avant l’avènement du suffrage universel.

Se dessine donc deux composantes de l’organisme : condition féminine et transmission des connaissances. Ces deux aspects donnent au groupe un fort sens de continuité et permettent de placer le projet ArtNet dans son contexte propre.

En son sens le plus fort, la tradition est justement une notion de continuité dans le changement. Si le terme « folklore » a souvent des connotations passéistes ou d’antiquité, les traditions dont il est question ici sont non seulement compatibles avec la société contemporaine mais elles permettent à celles qui les portent d’innover.

D’ailleurs, la capacité d’adaptation de l’organisme est digne de mention puisque, comme l’indiquait Madeleine Paquette, la pérennité de l’UCFO provient du fait que l’organisme « a bien vieilli », en identifiant des nouveaux besoins ressentis par ses membres.

À l’origine, les membres de l’UCFO étaient majoritairement des ménagères, des « femmes au foyer » vivant isolées, en milieu rural. Selon certaines membres, la participation aux activités de l’organisme fournissait à ces dames l’occasion de sortir de leurs foyers, d’apprendre de nouvelles techniques artisanales et de tisser des liens interpersonnels.

En parallèle avec divers changements sociaux, l’UCFO s’est adaptée pour répondre à de nouveaux besoins. De cercles visant à donner accès à des formations du ministère de l’agriculture, l’Union culturelle est aujourd’hui « un organisme qui se consacre à améliorer les conditions et les réalités sociales des femmes francophones de l’Ontario ».

L’organisme est d’ailleurs tourné vers l’avenir. L’informatisation de certaines activités constitue, selon certaines, une suite logique du processus continuel de transformation qui donne à l’UCFO sa vitalité et son dynamisme.

1 Floyd, Janet (2007) « Back into Memory Land? Quilts and the Problem of History. » Women’s Studies 37(1): 38–56.

4.2 Structure

La structure de l’UCFO comporte trois paliers distincts : organisme provincial, régionales, cercles locaux. L’organisation est hiérarchique entre ces niveaux, mais une certaine autonomie caractérise chacun de ces groupes. Ainsi, si diverses décisions administratives sont prises au niveau provincial et bien que l’UCFO puisse procurer une forte identité à ses membres, c’est au niveau local que s’effectue la plupart des activités qui construisent l’organisme dans son ensemble. Par ailleurs, le recrutement est un enjeu local qui lie les cercles entre eux.

Un sens profond de démocratie anime cette structure hiérarchique. Les réunions régulières de représentantes des diverses instances de l’Union culturelle ont une fonction politique en ce sens qu’elles permettent un processus décisionnel tiré directement de modèles démocratiques. En plus de plusieurs votes pris lors de l’assemblée générale annuelle, les réunions de divers comités (comme le comité de direction provincial, CDP) se déroulent selon le Code Morin et les règles de la représentation démocratique.

La Coopérative des artisanes est structurée comme un sous-groupe au sein de l’UCF♀. Ses membres proviennent de divers cercles dans les différentes régions franco-ontariennes. Ses membres étant dispersées à travers la province, la Coopérative est désignée à l’avance pour le travail en réseau. Le téléphone constitue un moyen de communication privilégié pour ces artisanes. Grâce à leurs contacts téléphoniques, elles peuvent recevoir des commandes, organiser le transport d’objets artisanaux, discuter de divers détails techniques du travail artisanal, communiquer des informations au sujet de la vente d’artisanat ou organiser diverses activités de la Coopérative.

4.2.1 Régions

L’UCFO se subdivise en six régions, disposant chacune d’une représentation régionale :

  • Cochrane-Kapuskasing-Hearst
  • Prescott-Glengarry-Cornwall
  • Russell-Carleton-Stormont
  • Sudbury-Nipissing
  • Timiskaming
  • Windsor-Essex-Kent

Des participantes au projet ArtNet se trouvent dans chacune de ces régions bien que la participation de membres de Windsor-Essex-Kent ait été moins saillante.

4.3 Isolement

Une notion d’« isolement » sous-tend plusieurs commentaires des participantes au sujet de leurs activités. Puisque l’Union culturelle regroupe prioritairement des femmes de milieux ruraux et semi-ruraux, l’emphase sur l’isolement n’a rien de surprenant. Puisque le projet ArtNet porte sur la transmission de la connaissance, les diverses implications de l’isolement des membres de l’UCFO prennent une teneur particulière.

Selon les participantes, c’est l’isolement qui a jadis poussé des fermières franco-ontariennes à se regrouper en cercles puis en organisme. Ces « femmes au foyer » étaient isolées les unes des autres, même lorsqu’elles vivaient dans le même village. Ainsi, l’UCFO est une solution directe au problème de l’isolement.

Un principe d’isolement aide aussi à expliquer l’importance de l’autosuffisance et de la débrouillardise pour les participantes. Par exemple, bien que l’une d’entre elles, Madeleine Paquette, n’ait obtenu l’accès au réseau électrique qu’à l’âge adulte, celle-ci disposait d’eau courante depuis son enfance grâce à l’ingéniosité de ses parents.

Cette semaine, justement, je disais à quelqu’un, je dis, « moi, là, j’étais adulte quand on a eu l’électricité chez nous ». […] Mais mon père était ingénieux. On avait l’eau courante, on avait la salle de bains, on avait tout. Parce qu’il avait installé […] une pompe à gaz. »

L’isolement géographique implique aussi des parcours personnels qui ne suivent pas nécessairement un chemin tout tracé vers les grands centres. L’exode rural n’est pas le fait de la plupart des membres de l’Union culturelle, bien que beaucoup de leurs enfants et petits-enfants puissent vivre en région urbaine. Les conséquences, d’un point de vue éducationnel, sont variées. Le simple fait de vivre éloignées des institutions d’enseignement post-secondaire peut avoir des conséquences diverses sur les choix de carrière.

Enfin, l’isolement géographique implique la nécessité d’utiliser divers moyens de communication, surtout lorsque le climat rend difficiles les déplacements entre lieux de résidence. Ce point est particulièrement frappant dans le cas de Madeleine Paquette, qui décrivait l’usage d’un « chien voyageur » :

« Et puis il y avait pas de téléphone, etc. Le chien était dompté, il traversait le lac, nous autres l’hiver, puis il allait chez ma tante. Puis il avait une petite clochette, il faisait sonner la petite clochette puis ma tante allait parce que maman lui envoyait un petit mot puis… c’était ça leur téléphone. »

4.4 Âge et recrutement

Malgré sa capacité d’adaptation et son orientation vers l’avenir, l’Union culturelle fait face à un important problème. Ses effectifs diminuent rapidement alors que ses membres vieillissent. Le discours des membres à ce sujet est nuancé mais un sentiment d’urgence domine parfois de telles conversations.

Le recrutement de nouvelles membres est ressenti comme un fort besoin par les membres de l’UCFO. La formation « Le cœur de l’organisation », qui fut donnée lors de l’AGA, portait directement sur cet enjeu et de nombreux commentaires des membres démontrent qu’il s’agit une préoccupation centrale au cœur de l’organisme.

L’âge des membres constitue un facteur important dans la compréhension de l’UCFO. Alors que l’organisme s’adressait au départ à de jeunes ménagères, il s’y trouve aujourd’hui davantage de retraitées que de membres de la population active. Sans entretenir d’illusion sur leur capacité d’inverser la tendance, les membres manifestent leur désir d’accueillir des jeunes femmes au sein de l’organisme.

Ce problème est aigu puisque plusieurs cercles ont déjà disparus par manque d’effectifs. Le mot d’ordre est donc de recruter des nouvelles membres, surtout des jeunes femmes qui peuvent assurer la survie de l’UCFO pour les décennies à venir. Le point focal mis sur des jeune Franco-Ontariennes qui pouvant être attirées par l’Union culturelle donne un sens particulier à plusieurs commentaires énoncés au cours de la recherche. Sans être une obsession, la préoccupation des membres de lier l’organisme à de jeunes femmes fournit une ligne directrice à diverses conversations qui ont eu lieu avec certaines participantes.

Comme dans bien d’autres contextes, le pragmatisme des membres de l’organisme est ici mis en évidence. Un problème est identifié : la baisse des effectifs; diverses solutions sont proposées et les membres se mettent à l’œuvre. Le projet ArtNet lui-même est d’ailleurs perçu par plusieurs comme pouvant contribuer de façon significative à la résolution de ce problème.

Pour les membres actives de l’UCFO comme pour beaucoup d’autres Franco-Ontariennes, il existe une sorte de « concurrence » entre divers groupes à vocation sociale, communautaire, voire sportive. Par exemple, les clubs de l’âge d’or ont été mentionnés à plusieurs reprises comme un frein à certaines activités de l’Union culturelle. De nombreuses différences existent entre un club de l’âge d’or et un cercle de l’UCFO. Fières de cette distinction, certaines participantes ont pu rendre explicites des avantages significatifs de l’Union culturelle, telle la liberté et l’émancipation. Par contre, des contraintes temporelles peuvent parfois jouer en faveur des clubs de l’âge d’or et ainsi contribuer au problème du recrutement.

Les jeunes femmes qui forment la cible des réflexions sur le recrutement sont souvent dites trop occupées pour participer aux activités de l’Union culturelle. Par référence à leurs filles et leurs brus, les participantes font part de certaines inquiétudes face à ce qu’elles considèrent comme des excès de la société actuelle. C’est alors en tant que mères et belles-mères que ces membres font part de leurs craintes. La vie des jeunes semblent, pour ces participantes, avoir un rythme effréné. La nécessité, pour des jeunes femmes, de combiner des activités familiales à des préoccupations professionnelles, est donc un obstacle majeur à la participation aux activités de l’UCFO.

4.5 Émancipation

Tel qu’évoqué plus haut, un principe d’émancipation anime les membres de l’Union culturelle depuis sa création. Il s’agit ici tant d’épanouissement personnel que d’émancipation de la femme. Bien que certaines formes évidentes d’inégalité sociale aient été mentionnées à l’occasion, le discours tenu par des participantes au sujet du statut de la femme porte plutôt sur le progrès social que sur la revendication. Bien que plusieurs de ces femmes aient lutté directement contre l’iniquité et qu’elles soient très sensibles aux problèmes sociaux qui persistent jusqu’à ce jour, la recherche de terrain n’a fait ressortir que de rares commentaires au sujet du privilège patriarcal, du sexisme ou de l’inégalité entre femmes et hommes.

C’est donc par un discours nuancé et subtil que ces femmes abordent des questions de société. L’artisanat fournit un contexte intéressant pour un tel discours.

Par exemple, la distinction entre art et artisanat fait l’objet de vastes débats, dans divers milieux touchant au travail culturel. Dans le cas de l’UCFO, ce débat prend une teneur particulière puisque, dans la société canadienne actuelle, l’artisanat est généralement associé aux femmes. Sans désigner explicitement leur conception de l’art selon une perspective d’émancipation, l’acte artisanal peut constituer une prise de position sur la valeur du travail des femmes, d’autant plus qu’il est souvent lié aux arts ménagers.

C’est probablement en discutant d’arts ménagers que des participantes ont évoqué le plus directement les problèmes liés jadis au travail des femmes. Le travail domestique ayant longtemps été dévalorisé, c’est en accordant un rôle significatif aux arts ménagers que ces femmes parlent de la condition féminine.

Comme certaines connaissances peuvent avoir des effets émancipatoires, les principales composantes de l’UCFOsont intimement liées. La transmission de la connaissance artisanale est particulièrement appropriée dans un tel cas puisqu’elle permet une autonomisation.

4.6 Transmission de connaissances

Liée à la nécessité de recruter de nouvelles membres, une volonté de transmettre certaines connaissances occupe une part importante au cœur des réflexions des membres de l’UCF♀.

Citant la phrase célèbre d’Amadou Hampâté Bâ1, certaines participantes décrivaient les dangers guettant la connaissance non-transmise qui, comme une « bibliothèque qui brûle », disparaît à tout jamais. L’âge constitue un paramètre important dans la transmission de la connaissance, surtout lorsqu’il s’agit d’une connaissance provenant d’expérience pratique personnelle.

La citation d’Hampaté Bâ est particulièrement pertinente parce qu’elle traite de la transmission orale. Dans un monde d’archives, la connaissance livresque n’est que peu menacée de disparition, surtout si elle est largement diffusée. Par contre, une grande partie de la connaissance artisanale est précisément du type qui risque de disparaître avec celles qui la maintiennent. La base du calcul différentiel, objet de nombreux manuels scolaires, ne risque pas de tomber dans l’oubli. Par contre, le savoir pratique, provenant d’une longue expérience personnelle, ne peut souvent se transmettre que de façon orale, voire physique.

1 Prononcée lors d’une assemblée générale de l’Unesco puis reprise dans certains de ses écrits.

4.7 Partage et connaissances à l’Union culturelle

La transmission des connaissances occupe donc une place prépondérante au sein de l’organisme, de ses origines à aujourd’hui. Plusieurs participantes (y compris les quatre personnes dont ont été réalisés des portraits) ont d’ailleurs joué divers rôles liés à l’enseignement, dans divers contextes au cours de leurs vies. Au-delà de la satisfaction personnelle ressentie par l’enseignante, c’est le principe même du partage des connaissances qui fut discuté par ces participantes.

Ce partage permet de comprendre l’importance de l’échange et du partage pour les membres de l’Union culturelle. Décrite par les participantes par son effet multiplicateur, la transmission de la connaissance est directement opposée à la transmission des biens. Comme le disait Madeleine Paquette :

« Puis nous autres on sait que c’est pas seulement un passetemps, c’est aussi de l’utile. [P]ourquoi est-ce que quelqu’un s’en priverait? Ça coûte rien de le donner, de le partager. [L]es gens en feront bien ce qu’ils voudront. »

D’autres participantes ont fait écho à un sentiment similaire. La connaissance partagé fait croître sa valeur au lieu de la faire disparaître.

Ce principe, à la fois simple et profond, évoque le pragmatisme éclairé des membres de l’UCFO. Comme la transmission des connaissances est un « jeu à somme non-nulle », chaque personne peut y gagner. Ce thème s’est révélé important au cours de la recherche.

Un tel principe permet d’ailleurs d’expliquer une part importante de l’économie du savoir, tant dans le milieu académique que dans la sphère entrepreneuriale bénéficiant d’Internet. C’est d’ailleurs dans ce dernier contexte que différents analystes du milieu des affaires ont le plus abondamment parlé des effets positifs de l’accès ouvert à la connaissance. La nécessité de partager est donc un principe autant pratique que moral. Qu’on le veuille ou non, l’économie de la connaissance est donc une économie ouverte, basée sur le partge.

4.8 Transmission des valeurs morales

Même s’il existe d’autres processus à l’œuvre, la transmission des valeurs morales s’effectue souvent par le contact direct et non par des textes. Des lois écrites codifient des normes et leurs sanctions, mais c’est généralement par intervention directe que sont transmises la plupart des valeurs morales. La famille représente d’ailleurs un contexte privilégié d’une telle transmission et les changements affectant la vie familiale constituent une cible de choix à diverses réflexions des participantes.

Conscientes des progrès effectués dans le tissu social au cours des dernières décennies, ces femmes sont loin de prôner un retour au mode social qu’elles ont connu au siècle dernier. Soucieuses d’assurer la survie de leurs communautés, elles mettent toutefois en garde leurs cadettes des effets négatifs que peuvent entraîner la perte de certaines valeurs.

Le respect de la personne est une des valeurs fondamentales que les membres de l’UCFO tiennent à cœur. La création artisanale peut communiquer, selon elles, un tel sens du respect. L’exemple d’un cadeau personnaliséfut utilisé à plusieurs reprises. D’ailleurs, la vente d’artisanat est souvent associée au désir d’offrir un cadeau particulièrement approprié à une personne appréciée. La valeur sentimentale associée à un objet créé par une artisane peut ou non être liée à sa valeur commerciale.

 

V.  Artisanat

La connaissance dont le projet ArtNet vise à faciliter la transmission est liée à l’artisanat. Comme bien d’autres termes et concepts, la notion générale d’artisanat est difficile à définir. Le projet ArtNet fournit toutefois un cadre de définition à cette notion. Cette définition demeure ouverte, contextuelle et circulaire : est conçue comme artisanale toute activité ou toute production qui est considérée comme telle par les membres de l’UCF♀ et qui peut servir de base à la transmission d’une connaissance particulière dans le cadre du projet.

Si une telle définition peut sembler inappropriée hors du contexte qui lui est propre, elle est opérationnelle en ce sens qu’elle permet de définir le rôle de la plateforme. Il ne s’agit pas ici d’imposer une étiquette à des activités et productions des membres de l’Union culturelle. Au contraire, il est question de donner à ces usagères les moyens de définir pour elles-mêmes ce qu’elles désirent transmettre sous le couvert de la connaissance artisanale.

Au cours du projet, certaines pratiques ont émergé comme étant particulièrement pertinentes pour les participantes1 :

  • Tricot
  • Couture
  • Crochet
  • Tissage
  • Broderie
  • Courtepointe

Se dégage une classification interne au travail des artisanes. Il serait futile de lier ces pratiques par leurs caractéristiques communes sans égard aux catégories utilisées par les participantes. Par exemple, le fait que ces pratiques impliquent toutes l’usage de fil, de fibre ou de textile n’est probablement pas pertinent. Par contre, le travail à la main constitue un critère pertinent de classification du travail artisanal au sein de l’UCF♀ puisque les participantes ont fait un usage abondant de termes liés à ce type de travail.

Par ailleurs, ces pratiques ont toutes une fonction commerciale. Si les artisanes de l’Union culturelle produisent des objets pour elles-mêmes, c’est surtout par la vente d’articles artisanaux que les participantes ont su donner une fonction à leurs pratiques.

Des objets issus de chacune de ces pratiques sont couramment présents sur les tables de ventes d’artisanat ou de métiers d’art. Par exemple :

  • Bavette
  • Catalogne
  • Coussin
  • Couverture
  • Dentelle
  • Frivolité
  • Lavette
  • Mitaines
  • Nappe
  • Pantoufles
  • Sac
  • Serviette
  • Tablier
  • Tuque

Une telle définition de l’objet artisanal par sa vente est particulièrement saillante dans le contexte de la Coopérative des artisanes de l’UCFO Inc. (« Coopérative »). En effet, la vente d’objets artisanaux occupe une place importante dans les activités de la Coopérative comme dans son budget. La mission de la Coopérative décrit clairement la prépondérance de la vente :

« La Coopérative des artisanes de l’UCFO inc. fut fondée en 1996 et regroupe des femmes passionnées par l’artisanat et l’art qui voulaient se donner les outils afin de lancer leur production sur le marché. Elles produisent des œuvres, les façonnent, et les vendent à travers la Coopérative. Leur travail manuel contribue à leur procurer une autonomie financière. »

La Coopérative joue donc un rôle particulier au sein de l’Union culturelle2. Elle achète des articles artisanaux de membres de l’UCF♀ et les revend dans divers contextes (foires agricoles, kiosques dans des centres commerciaux, etc.).

Ce processus implique au moins deux étapes de sélection. D’une part, les membres de la Coopérative peuvent refuser de vendre des articles qu’elles considèrent comme non-conformes à ses normes de qualité. De plus, les articles qui demeurent invendus sont retournés aux artisanes qui les ont produits.

Par ailleurs, certaines participantes comme Madeleine Chabot et Madeleine Paquette, toutes deux membres de la Coopérative, effectuent une forme informelle d’étude de marché en analysant des tendances liées à l’achat de produits artisanaux. En prêtant l’oreille aux commentaires des acheteuses, Madeleine Chabot sait saisir les « signaux faibles » qui permettent de prévoir quels articles auront le plus grand potentiel de vente. La consultation de magazines de décoration et de catalogues de magasins de peinture constitue un élément particulièrement ingénieux d’une telle étude informelle du marché. D’ailleurs, ces participantes réussissent à communiquer la plupart de ces informations par téléphone, y compris des descriptions de couleurs particulièrement prisées par une clientèle locale.

Ces participantes s’occupent aussi de la gestion des commandes d’articles artisanaux. Comme la plupart de leurs activités, cette gestion s’effectue de façon informelle. Et, ici encore, le téléphone occupe une place importante, ce qui peut poser un défi intéressant lorsque des informations techniques doivent être communiquées sans support visuel.

Les articles artisanaux faisant l’objet de vente par la Coopérative proviennent des différentes régions de la province et sont généralement vendus hors de leur région d’origine. Le transport de ces marchandises se fait généralement par l’entremise d’individus voyageant d’une région à l’autre. La gestion de ces trajets se fait encore une fois de façon informelle à l’aide du téléphone.

Les membres de la Coopérative des artisanes de l’UCFO Inc. sont donc des entrepreneures d’un type particulier. Bien loin de la production industrielle, elles n’en suivent pas moins un modèle relativement classique de commerce de détail, des fournisseures aux clientes. Contrairement à la spécialisation du contexte industriel, ce sont des artisanes qui occupent chacun des rôles de la chaîne de distribution.

Cette chaîne de distribution peut d’ailleurs modifier le statut des membres de l’UCF♀. En tant que fournisseure de la Coopérative, une artisane se distingue de celles dont la pratique artisanale a une finalité purement personnelle. « Leur travail manuel contribue à leur procurer une autonomie financière », comme l’indique la mission de laa Coopérative. Mais, surtout, les artisanes de l’UCF♀ accordent un ensemble de valeurs personnelles à leurs pratiques artisanales. Autrement dit, les valeurs personnelles de l’artisanat sont communes à la plupart des artisanes, que leur production fasse ou non l’objet de vente par la Coopérative.

Les participantes ont d’ailleurs indiqué de diverses façons que la contribution financière de leur production artisanale était limitée. Le budget de la Coopérative des artisanes de l’UCFO Inc. supporte cette évaluation puisque, bien que constituant la très grande majorité des revenus de la Coopérative, les fonds provenant de la vente d’artisanat seraient insuffisants pour assurer la subsistance d’une seule de ses membres3. Comme le disait Madeleine Paquette :

« Ça peut t’amener un petit apport économique, aussi. [J]e dis toujours, si on vivait juste avec ça, on serait toutes minces. [C]’est pas le gagne-pain c’est vraiment d’ajouter à ce qu’on fait. »

La valeur que les participantes disent accorder à l’artisanat a des origines variées qui, pour la plupart, sont difficiles à cerner. En d’autres termes, ce que les artisanes retirent de leurs pratiques artisanales est fort valable pour elles, même si elles peuvent éprouver de la difficulté à l’expliciter.

La satisfaction personnelle, par exemple, semble mieux se décrire par référence à ce qui touche une tierce personne que par introspection. C’est le cas de participantes qui ont enseigné l’artisanat à d’autres, y compris Ida Comeau. Les réactions de ces apprenantes sont décrites sous l’angle de « la satisfaction du travail bien fait ». Il s’agirait donc d’un sentiment de réussite provenant de l’accomplissement d’un projet.

La contribution de la production artisanale à l’estime de soi s’est révélée particulièrement riche d’enseignements au cours de la recherche. Bien que provenant du vocabulaire psychologique, le concept d’estime de soi a fait son apparition lors d’échanges avec plusieurs participantes, au point de constituer un thème central d’entretiens prolongés.

1 D’autres pratiques (poterie, vitrail, peinture…) furent nommées à l’occasion au cours de la recherche de terrain, mais ne semblent pas avoir le même statut auprès des membres. Elles peuvent néanmoins faire l’objet de transmission de connaissance dans le cadre du projet ArtNet.
2 Tel que mentionné plus haut, la plupart des participantes les plus actives au projet ArtNet proviennent de cette Coopérative. Bien qu’il s’agisse d’un projet touchant l’UCF♀ dans son ensemble, les membres de la Coopérative des artisanes de l’UCFO Inc. y ont contribué de façon particulièrement intensive. Par ailleurs, la Coopérative a fourni à la pratique de recherche un terreau particulièrement fertile pour se développer.
3 Il n’est nullement question ici de diminuer la valeur du travail des artisanes mais bien d’établir l’importance relative des valeurs personnelles et financières accordées aux pratiques artisanales.

 

VI. Économie sociale

Le profit n’est pas le but premier de la Coopérative des artisanes de l’UCFO Inc. et l’appât du gain ne sert pas de motivation aux pratiques artisanales de ses membres. Si une dimension financière est mentionnée dans la mission de la Coopérative, c’est la passion pour l’artisanat qui unit ses membres et qui a donné lieu à sa fondation. En tant qu’entreprise sociale, cette coopérative répond à des besoins d’une communauté.

Les coopératives forment un élément particulier de la culture canadienne-française. Autrement dit, le Canada français est un milieu privilégié pour le mouvement coopératif1. En cette année internationale des coopératives, il est opportun de s’interroger sur le rôle de ces entreprises dans le tissu social du pays.

Le mouvement coopératif a fait son apparition en Ontario français dès la deuxième moitié du XIXè siècle2, avant même la Confédération canadienne. Jadis liées à la foi catholique et au clergé3, les coopératives de l’Ontario français visent à contribuer au maintien des communautés locales. Selon Girard et Brière (1999 : 58–59) :

[D]u côté francophone, la coopérative s’avère, dès ses premières expressions, un moyen fort approprié de protéger la culture, la langue et la religion. Les francophones, minoritaires dès la naissance du pays en 1867, y trouveront ainsi un moyen privilégié de maintenir et d’affirmer leur identité.

Pendant que d’autres entreprises canadiennes sont rachetées par des intérêts étrangers, les entreprises coopératives maintiennent leur ancrage local et communautaire.

Selon le Secrétariat aux coopératives du Gouvernement du Canada4 :

Le taux de survie des coopératives s’est révélé plus élevé que celui d’autres formes d’entreprises. Une étude publiée en 2008 par le ministère de l’Industrie et du Commerce du Québec indique que le taux de survie à long terme des entreprises coopératives est presque deux fois plus élevé que celui des entreprises appartenant à des investisseurs.

C’est sans doute parce qu’elles sont vouées à la réussite, au bien-être et à l’épanouissement de leurs membres que les coopératives sont aussi durables.

Les coopératives sont des solutions trouvées par des communautés à des problèmes auxquels elles font face. Le pragmatisme d’une telle approche est désarçonnant, dans un contexte où des réponses bien complexes sont souvent proposées à des problèmes bien simples. Décrivant la création d’une mutuelle d’assurance-vie, Girard et Brière (1999 : 36) énoncent un principe qui s’applique à bien des coopératives. En 1863, l’Union Saint-Joseph d’Ottawa est créée parce qu’elle « répond aux besoins de citoyens qui n’ont pas les moyens de contracter des polices avec les firmes existantes ».

Les propos du premier ministre du Canada5, le très honorable Stephen Harper, situent bien cet état de choses :

Les coopératives ont aidé de nombreux particuliers et organisations à trouver des solutions à des problèmes sociaux et économiques dans leur communauté.

 Puisqu’elle représente un ensemble de solutions créées par une communauté donnée pour répondre à des problématiques particulières, la coopérative est donc une « technologie communautaire », au sens selon lequel le terme « technologie » est utilisé ici.

L’organisme agricole auquel l’Union culturelle fut jadis rattachée s’est aussi impliqué dans le mouvement coopératif. Avant même la création de l’UCFO, l’UCFO (Union des cultivateurs Franco-Ontariens), a d’abord créé des cercles d’étude à propos des coopératives au cours des années 1930 (Girard et Brière, 1999 : 36) puis a créé, la décennie suivante, des caisses populaires et des coopératives6.

Dans la région de Kapuskasing, l’impact du mouvement coopératif se fait sentir à plusieurs niveaux. Certains des propos de Madeleine Paquette, accompagnés de visites de certains lieux, ont permis de dresser le « portrait coopératif de Kapuskasing », si ce n’est de façon informelle. Non seulement les caisses populaires constituent-elles des institutions financières privilégiées pour les membres de la communauté, mais plusieurs organismes adoptent une structure coopérative.

C’est le cas de « La Forge Jos Godin », organisme communautaire formé au début des années 1970 et qui donne entre autres accès à de l’équipement de menuiserie. Le logement coopératif est aussi présent dans cette ville, pourtant de taille modeste. Le centre de ressources pour handicapés où Mme Paquette enseigne le tissage rappelle la formule coopérative dans la capacité qu’il offre à ses membres de produire des articles destinés à la vente. Même l’usine de papier qui constitue le cœur de la ville a été la propriété de ses employés, de 1991 à 1997.

1 Girard, Jean-Pierre et Suzi Brière. 1999. Une identité à affirmer, un espace à occuper : aperçu historique du mouvement coopératif au Canada français, 1850-2000. Montréal : Université du Québec à Montréal, Chaire de coopération Guy-Bernier, Université de Sherbrooke, Institut de recherche et d’enseignement pour les coopératives.
2 Cf. Girard et Brière (1999 : 36), pour une description de l’Union Saint-Joseph d’Ottawa. Voir aussi la section « Le mouvement coopératif » du site La présence française en Ontario : 1610, passeport pour 2010. http://www.crccf.uottawa.ca/passeport/III/B/IIIB.html
3 Girard et Brière, 1999.
4 Page « Les coopératives au Canada ». http://www.coop.gc.ca/COOP/display-afficher.do?id=1232131333489&lang=fra
5 « Message du Premier ministre pour la Semaine de la coopération » sur le site du Secrétariat aux coopératives du Gouvernement du Canada. http://www.coop.gc.ca/COOP/display-afficher.do?id=1317152297265&lang=fra
6 Page « Assemblées de cuisine pour l’élaboration du plan stratégique 2004-2007 de l’Union des cultivateurs franco-ontariens », http://www.ucfo.ca/index.cfm?Voir=sections&Id=5756&M=2081&Repertoire_No=2137988400

6.1 Femmes et Finances

L’entrepreneuriat social semble particulièrement pertinent dans un contexte où les femmes ont longtemps été écartées du monde entrepreneurial. À de multiples reprises au cours de la recherche, des participantes ont mentionné des ateliers et cours de finance personnelle comme constituant un élément central des activités de l’UCF♀. Lors de l’AGA, un atelier sur la gestion des « finances féminines » a été donné en parallèle avec des ateliers portant sur la santé.

Financé par Condition féminine Canada1, le projet « Pleine participation des femmes à l’économie » met en lumière les enjeux de l’économie sociale pour les membres de l’Union culturelle. D’une durée de trois ans et démarré en 2009, ce projet porte sur « l’alphabétisation économique, l’entreprenariat social, le développement économique communautaire ainsi que l’économie sociale et solidaire ».

« Femme à quel prix », le thème de la 35è assemblée générale annuelle de l’Union culturelle (10 et 11 juin 2011) illustre l’importance que conservent pour l’organisme de telles questions. C’est en partie parce que les femmes ont longtemps été marginalisées du pouvoir économique que la finance occupe une place si importante au sein de l’organisme.

L’anecdote suivante, racontée par Ida Comeau au sujet de son métier à tisser, illustre bien la marginalisation économique des Franco-Ontariennes à une certaine époque :

Moi, quand j’ai sorti […] de l’école ménagère, j’avais deux amies puis on devait se partir une entreprise, puis faire du tissage, puis des choses, puis vendre au tourisme. Mais les deux sont entrées en religion, fait que j’ai perdu […] mes amies, puis mes parents avaient pas l’argent pour m’aider à partir une entreprise. […] Je suis retournée aux études puis j’ai fait d’autres choses.

L’inégalité entre les femmes et les hommes était au cœur de cette problématique puisque, comme l’expliquait Mme Comeau, « les femmes pouvaient pas avoir d’emprunt si l’homme signait pas pour eux autres ».

1 Page « Divulgation proactive des octrois de subventions et de contributions » du site de Condition féminine Canada : http://www.cfc-swc.gc.ca/account-resp/pd-dp/dgc-dsc/2008-2009/gc-sc-309-fra.html

 

VII. Économie familiale

Une notion d’économie familiale, mentionnée par certaines participantes, permet de regrouper plusieurs thèmes abordés ici.

Au sein de la famille, diverses activités ont une fonction économique, même si elles ne constituent pas une source de revenu. C’est le cas des arts ménagers qui ont été mentionnés plus tôt en lien avec l’artisanat. Si le projet ArtNet porte spécifiquement sur l’artisanat, il en revient aux membres de l’Union culturelle de décider si les arts ménagers peuvent être rapprochés ou non de l’artisanat. Dans le cadre du présent rapport, ce sont les aspects des arts ménagers qui les rapprochent des pratiques artisanales au sein d’une économie familiale qui semblent particulièrement pertinents.

Distincts de l’artisanat, les arts ménagers n’en demeurent pas moins importants pour les artisanes. Si celles-ci ont pris soin de distinguer les arts ménagers de l’artisanat lors de divers entretiens, la frontière entre les deux types de pratiques est bien mince lorsqu’il s’agit de leurs dimensions économiques. La pratique artisanale, comme l’art ménager, situe l’activité économique dans la vie domestique.

À différentes étapes de la recherche de terrain, diverses participantes ont mentionné l’importance de plusieurs arts ménagers. Par exemple, Madeleine Paquette a mentionné au passage le bricolage que le bricolage peut être une voie d’entrée à la pratique artisanale. D’autres, comme Ida Comeau, ont parlé avec verve des lacunes du système éducationnel à l’égard de l’enseignement de tâches ménagères courantes. D’autres encore, comme Pierrette Ravary, discutant du manque de connaissances culinaires des générations qui les ont suivies, accordaient aux arts ménagers la capacité de combler des vides laissés par certains ménages suite aux effets pourtant si positifs de l’émancipation de la femme. Mais c’est en tant qu’activités économiques que les arts ménagers et l’artisanat se révèlent particulièrement pertinents dans le contexte qui nous occupe.

La production artisanale, même lorsqu’elle est organisée en entreprise sociale, contribue de façon modeste aux revenus d’un foyer. Par contre, l’artisanat comme les arts ménagers permettent de réduire certaines dépenses.

Les économies réalisées ont autant plus d’importance dans un contexte économique difficile. Plusieurs des membres de l’UCF♀, ayant connu des périodes de vache maigre, désirent éduquer les membres des jeunes générations aux principes d’une économie familiale responsable. Par le fait même, ces femmes d’expérience peuvent alerter la population actuelle des dangers de la consommation irraisonnée.

La diffusion de tels enseignements s’effectue par cercles concentriques. Comme le disait si justement Ida Comeau :

« Quand tu jettes une roche dans l’eau, le cercle s’agrandit. Ça commence par la famille, les grands-parents, ensuite la garderie, ensuite l’école, ensuite la société, les amis… »

 S’entrevoit ici une logique particulière de l’économie sociale qui la lie à l’économie familiale : du franco-ontarien à la société canadienne, s’élargit un contexte d’appartenance et d’interdépendance. La famille est alors une microsociété et une « nano-économie » : un microcosme de la communauté dans ses apports sociaux et économiques. Tout comme la famille, la communauté représente un système de support social pour diverses membres de l’UCF♀.

La coopérative représente une étape intermédiaire entre la famille et la collectivité. Elle étend la solidarité hors du milieu familial sans atteindre le niveau impersonnel de la société dans son ensemble. La mise en commun des ressources, par exemple dans une coopérative de production agricole, est une extension du mode d’opération de la famille au domaine de la communauté d’intérêt.

7.1 La division sociale du travail

La distinction entre les sphères coopérative et familiale révèle une dimension intéressante de la fonction sociale. La famille, groupe de filiation, met en présence des individus aux intérêts souvent divergents. La coopérative, basée sur des buts communs, tend à regrouper des membres assez semblables, les unes aux autres. La division des tâches s’effectue alors selon des choix éclairés et non sur des critères liés à l’« essence » de la personne.

La Coopérative des artisanes de l’UCFO Inc. suit ce modèle à la lettre. Ses membres sont peu distinctes selon l’âge, l’occupation ou même l’appartenance religieuse et culturelle. Les effectifs étant exclusivement féminins, le critère du sexe ne peut évidemment pas servir à la division sociale du travail. D’autres facteurs sont utilisés pour séparer certaines tâches : situation géographique, disponibilités, réseaux personnels, etc. Parmi ces paramètres, l’expertise technique en artisanat rapproche la Coopérative d’une forme informelle de la méritocratie.

Au sein de l’UCF♀ comme parmi l’entourage de ses membres, des expertes de chaque domaine de la pratique artisanale sont aisément identifiées. Même lorsqu’elles ne sont pas artisanes elles-mêmes, les membres de l’Union culturelle savent rapidement désigner des femmes qui se distinguent par leur production artisanale. La Coopérative, pour sa part, certifie le travail des artisanes dont elle revend les œuvres.

Pourtant, l’information au sujet du mérite de chaque membre n’est que rarement diffusée publiquement. Si les méritocraties classiques dépendent de la reconnaissance formelle et publique des capacités de chacune, l’évaluation des compétences artisanales des membres de l’Union culturelle fait l’objet d’une approche bien plus nuancée. Au-delà de la préservation de la bonne entente entre artisanes, il s’agit d’une démarche constructive, visant l’acquisition des compétences. Les propos de Madeleine Paquette à ce sujet illustrent plusieurs aspects de ce phénomène :

Si elle est rendue à la Coopérative elle a passé un premier test. [J]’ai retourné dernièrement une paire de pantoufles où ce que tu pouvais pas te rentrer le pied. […] Il suffit que tu lui retournes, que tu lui dises: « bon… c’est ça le problème avec ce morceau-là » […] « J’aurais pu le vendre, là, mais la personne qui l’a essayé a pas été capable… Si t’es capable de me la réparer, je suis certaine que je vais pouvoir te le vendre. »
[À] aucun moment j’ai retourné des choses à une artisane puis qu’elle s’est sentie froissée. À aucun moment. Mais la dernière parole qu’on lui dit, faut la valoriser. C’est […] cette parole-là qui va rester graver. C’est pas ce que tu lui as dit avant. […]
Je pense toujours […] à une élève que j’avais eue qui se valorisait pas, mais pas du tout. Fallait quasiment que tu la chicanes comme un enfant. [Q]uand on a fini avec nos morceaux, faut payer pour le fil qui est sur le métier. Ça fait qu’elle va chercher son morceau au bureau, puis elle nous montre ça, puis là on lui en met, on beurre épais parce qu’on sait qu’elle en a de besoin. Puis elleoublie sur le banc du métier à tisser parce qu’on a parlé, puis elle part. Ça fait que moi je lui mets une petite note: « si tu viens pas le chercher, je l’aime tellement que je serais contente […] de l’emmener avec moi. Puis je mets mon nom. [P]lus tard dans la journée, elle va le chercher, elle dit: « j’étais assez contente quand t’as mis ça! » Elle dit: « Je l’ai gardée, cette note-là. »

VIII. L’artisanat et le monde industriel

La pratique artisanale s’oppose directement à la production industrielle des usines et manufactures. Dans plusieurs contextes, le concept même d’« artisanat » est équivalent à ce qui est « fabriqué à la main » et qui n’est donc pas un produit manufacturé.
Il est même possible de dire que c’est la Révolution industrielle qui a donné à l’artisanat sa spécificité. Avant la phase d’industrialisation débutée au XVIIIè siècle en Grande-Bretagne puis s’étendant à la France et au reste du monde au XIXè siècle, tout produit était réalisé de façon artisanale. La production régulière de l’« industrie artisanale » (« cottage industry ») correspond en bien des points aux pratiques artisanales contemporaines, bien que leur valeur ait changée.
Le tissage est un aspect particulièrement frappant de ce déroulement historique. En effet, des moments importants de la Révolution industrielle se sont produits en lien au tissage. La navette volante, inventée par John Kay en 1733, marque une des premières étapes de la mécanisation et de l’automatisation1. La machine à filer (« spinning jenny ») de James Hargreaves est considérée par certains comme « la machine qui a démarré la révolution industrielle dans le coton » (« the machine that kicked off the Industrial Revolution in cotton »)2. Le passage subséquent à la « Jeannette » (« mule-jenny ») a pour sa part eu un impact majeur sur la manufacture du coton3, surtout lorsqu’elle fut débarrassée de toute contrainte liée aux brevets4.
Mais c’est le « métier Jacquard », breveté par Joseph-Marie Jacquard en 18015, qui représente le point le plus pertinent de l’histoire du développement industriel, du moins dans le « récit mythologique »6qui l’entoure. Jarrige (2009 : 102) effectue un compte-rendu de ce récit :
C’est vers cette époque qu’aurait éclaté l’émeute des tisserands lyonnais contre Jacquard. Cette invention, célébrée par la suite comme une œuvre de génie et un bouleversement décisif ouvrant la voie à l’automatisation généralisée (Essinger, 2004), aurait en effet suscité l’hostilité de la main-d’œuvre. En remplaçant les nombreux ouvriers occupés sur les anciens métiers par un seul artisan tisserand, ne risquait-elle pas d’aggraver la misère ouvrière ? Selon les récits de la vie de Jacquard rédigés tout au long du xixe siècle, des émeutes éclatent dans la ville, l’artisan est prêt à être jeté dans la Saône ; sa machine aurait été brûlée en place publique et le conseil des prud’hommes aurait ordonné sa destruction. Pourtant, dans sa thèse, Pierre Cayez est formel : « Aucune archive ne confirme que Jacquard fut jeté en Saône par les ouvriers mécontents et privés de leur travail. » (1978, p. 143)
Une croyance populaire veut d’ailleurs que le terme « sabotage » vienne de l’usage de sabots dans des protestations contre le métier Jacquard.
Le métier Jacquard est d’autant plus intéressant qu’il constitue l’un des premiers exemples de l’usage des cartes perforées, innovation technologique qui s’est révélée particulièrement significative dans le développement de l’informatique.
La transmission des savoirs liés aux machines à tisser constitue d’ailleurs un important cas de figure de la circulation transnationale des savoirs techniques7. Dans son étude classique de la naissance des classes sociales en Angleterre8, Edward P. Thompson accorde une place prépondérance au passage du métier à tisser manuel au métier mécanique dans le processus de stratification de la société anglaise en classes distinctes. Thompson y cite un passage d’une résolution de 1835 où des tisserands assignent au métier mécanique la responsabilité d’effets négatifs sur les classes ouvrières en général parce qu’elles constituent une adaptation favorisant femmes et enfants au détriment des hommes9 :
The adaptation of machines, in every improvement, to children, and youth, and women, to the exclusion of those who ought to labour—the men.
Ce type de technophobie, est associé par plusieurs au « luddisme »10, vaste mouvement d’artisans réagissant aux changements causés par la Révolution industrielle11. Au cours de transition vers la « société de l’information » (la « société post-industrielle »), certaines personnes adoptent une attitude aussi négative, voire craintive à l’égard de la technologie. La peur de la perte d’emploi causée par la technologie est commune aux deux périodes de transition de la production industrielle. Pourtant, d’autres attitudes face à la technologie sont possibles, y compris de la part d’artisans.
Un autre sociologue, Everett Rogers, a créé une typologie relative aux attitudes face à la technologie12. Ce modèle est basé sur l’adoption progressive d’une innovation technologique par différents groupes sociaux, jusqu’au point de correspondre à une adoption totale, par l’ensemble de la société. Une vision semblable des impacts sociaux du développement technologique se révèle dans différents discours politiques, par exemple celui portant sur le « taux de pénétration » des connexions Internet à haut débit au sein de la population canadienne. Certains des termes de la caractérisation de Rogers sont utilisés dans le langage courant des commentateurs de la scène technologique. Plus particulièrement, le fait d’adopter rapidement une nouvelle technologie est communément valorisé, dans la sphère technologique, et le terme « premier adoptant »13 (« early adopter ») est parfois utilisé comme désignant une expertise technologique profonde. Pourtant, le premier groupe désigné par Rogers est celui des innovateurs, les « premiers adoptants » constituant un groupe plus tardif et beaucoup plus vaste que celui constitué par les innovateurs. Le dernier groupe décrit par Rogers, celui des « lambins » (« laggards ») comprend des personnes qui sont considérées par des technophiles comme étant réfractaires à l’évolution inexorable causée par la création d’une nouvelle technologie. Selon la formule consacrée, provenant de la culture populaire et plus particulièrement de la série Star Trek : « la résistance est futile » (« resistance is futile »).
Les participantes du projet ArtNet, comme bon nombre d’artisanes, sont des innovatrices. Il n’est donc pas surprenant que leurs attitudes à l’égard de la technologie se soient révélées fort positives, voire enthousiastes. Plutôt que de percevoir la technologie comme une menace à leurs pratiques, ces participantes lui assignent divers usages. Tout en demeurant critiques à l’égard des abus de la technologie, ces artisanes prennent le parti de l’adaptation. Plusieurs facteurs permettent de contextualiser de telles attitudes.
Tout d’abord, le projet ArtNet portant sur l’appropriation technologique, un processus d’auto-sélection a favorisé la participation de membres de l’UCF♀ qui avaient un certain intérêt pour le développement technologique. Toutefois, malgré une approche ouverte qui tend à faire ressortir des positions tranchées, la démarche d’observation au cours de l’AGA de l’Union culturelle n’a pas permis d’identifier des membres proprement technophobes ou dont l’attitude face à la technologie était clairement négative. D’ailleurs, même les commentaires usuels au sujet des risques liés à l’utilisation d’Internet ou des jeux vidéos, par exemple, se sont montrés rares.
Par ailleurs, l’artisanat a déjà été affecté par les changements technologiques. D’ailleurs, ces artisanes n’assurant pas leur subsistance à l’aide du travail artisanal, l’impact de la technologie sur l’artisanat ne peut nullement mettre leurs vies en péril.
Il convient aussi de noter que le passage à une société accordant une plus grande place à l’information correspond à une valeur partagée par les membres de l’UCF♀. Autrement dit, ces femmes ont plus à gagner qu’à perdre si la transmission de la connaissance est facilitée par de nouvelles façons d’échanger de l’information.
De plus, l’attitude de plusieurs participantes est foncièrement pragmatique, humble et terre-à-terre. Si des problèmes surviennent en parallèle avec le développement technologique, l’approche adoptée par ces membres de l’Union culturelle est la recherche de solutions. Une telle orientation vers la résolution de problèmes est si caractéristique du travail des ingénieurs qu’elle peut révéler un élément central de l’ingénierie comme mode de réflexion. La « pensée ingénieure » se veut logique, précise et efficace. Ces dimensions sont partagées avec l’approche des participantes face à la technologie. Ces dernières n’ont peut-être pas développé le type d’aptitude mathématique qui caractérise communément le métier d’ingénieur. Pourtant, le mode de réflexion dont elles font usage (tant dans leur pratique artisanale que dans des discussions à propos de la technologie) est fort similaire à celui des membres de la profession si masculine qu’est, à l’heure actuelle, l’ingénierie.
La pertinence de cette « pensée d’ingénieure » au projet qui nous occupe provient en grande partie du fait que le progrès technologique est généralement le fruit du travail d’ingénieurs diplômés. S’il existe une grande distance entre l’ingéniosité des artisanes et le savoir-faire des ingénieurs, l’innovation technologique peut provenir de l’une ou l’autre des deux démarches.
Les artisanes de l’UCF♀ effectuent donc de façon sereine le passage à la « société de l’information ».
1 Luc Rojas, 2012. « Promouvoir l’innovation technique : le cas des métiers à tisser du musée des Arts et Métiers ». ethnographiques.org, Numéro 24 – juillet 2012, Ethnographies des pratiques patrimoniales : temporalités, territoires, communautés.
2 Allen, Robert C. 2009. « The Industrial Revolution in Miniature: The Spinning Jenny in Britain, France, and India. »The Journal of Economic History. Vol. 69, n°04, p. 901-927.
3 French, Gilbert James. Life and times of Samuel Crompton of Hall-in-the-Wood: inventor of the spinning machine called the mule. Charles Simms and Co., 1862
4 French, 1862 : 63–64.
5 de Fortis, François-Marie. Eloge historique de Jacquard, suivi d’une notice sur la statue élevée à Lyon à sa mémoire, et sur les manufactures d’étoffe de soie de cette ville. Béthune et Plon, 1840.
6 Jarrige, François (2009) « Le martyre de Jacquard ou le mythe de l’inventeur héroïque (France, XIXè siècle) », Tracés 1 (n° 16), p. 99-117.
7 Pérez, Liliane et Catherine Verna (2009) « La circulation des savoirs techniques du Moyen-âge à l’époque moderne. Nouvelles approches et enjeux méthodologiques », Tracés 1 (n° 16), p. 25-61.
8 Thompson, Edward P. (2012). La formation de la classe ouvrière anglaise. Paris: Seuil (Points Histoire), traduit par Gilles Dauvé, Mireille Golaszewski, Marie-Noël Thibault.
9 Aussi reproduit à la p. 290 de Reports from Committees : Sixteen Volumes. Hand Loom Weavers; Corn Trade; Mr. Goldsworthy Gurney. Session 19 February – 10 September 1835, Vol. XIII. « The report and resolutions of a meeting of deputies from the Hand Loom Worsted Weavers residing in and near Bradford, Leeds, Halifax, &c., Yorkshire ».
10 Plusieurs ressources sur le luddisme sont répertoriées ici: Stouff, Jean (2011) « Luddisme et résistance à la technique », http://biblioweb.hypotheses.org/2391
Entre autres, l’article suivant d’Hobsbawm analyse l’efficacité de la lutte contre la machine:
Eric J. Hobsbawm « Les briseurs de machines », Revue d’histoire moderne et contemporaine5/2006 (n° 53-4bis), p. 13-28.
11 Kevin Binfield « Luddites et luddisme », Tumultes 2/2006 (n° 27), p. 159-171.
12 Rogers, Everett (1962) Diffusion of Innovations. Glencoe: Free Press
13 Les termes en français proviennent de : Vendramin, Patricia, and Gérard Valenduc (2006) « Fractures numériques, inégalités sociales. » De la fracture numérique… Paris, L’Harmattan, Terminal.
 

IX. Madeleine Paquette et la transformation industrielle de Kapuskasing

Il est intéressant de réfléchir à l’impact d’Internet sur l’industrie locale. Kapuskasing, « ville modèle du Nord »1, offre d’ailleurs un exemple frappant de transformation industrielle. L’attitude de Madeleine Paquette à l’égard de ce changement est particulièrement révélatrice. Membre active de la communauté locale et du Centre régional de Loisirs culturels inc. (le « Centre culturel ») depuis sa fondation, Mme Paquette a une expérience personnelle de ces développements.
Depuis sa fondation en 1922, la ville de Kapuskasing lie son destin à l’usine de papier Spruce Falls Pulp and Paper 2. Cette usine, appartenant à l’époque à Kimberly Clark et au New York Times, a employé l’époux et l’un des fils de Mme Paquette. En 1991, suite à une crise politique et à une intervention gouvernementale, les employés de l’usine de papier procèdent au rachat de cette dernière en partenariat avec la québécoise Tembec, qui rachètera l’usine six ans plus tard3. Suite la participation de son fils aux mutations de cette entreprise, Mme Paquette a acquis une perspective particulière à propos de l’industrie du papier.
Les principaux évènements liés à la propriété et à la gestion de l’usine de papier de Kapuskasing sont donc survenus avant la crise qui secoue depuis quelques années le monde des journaux. Aujourd’hui, Internet contribue à de nouveaux bouleversements dans l’industrie du papier.
Selon Madeleine Paquette, ce sont entre autres les médias sociaux et le passage de l’industrie du journalisme aux médias électroniques qui contribuent à diminuer la demande de papier, auNew York Times comme ailleurs. Combinée à l’augmentation de la productivité, la baisse de la demande pour le papier a donc pour effet de réduire les effectifs de l’usine.

Pourtant, l’attitude de Madeleine Paquette face au changement technologique est raisonnée et pragmatique. Bien qu’elle ne possède pas d’ordinateur à la maison, elle considère Internet comme une ressource pratique. Discutant de la recherche d’information par ses petits-enfants, elle note le fait que sa belle-fille, formée en journalisme, a su inculquer à ses enfants le sens de l’analyse nécessaire à la recherche documentaire. Sa réflexion sur le passage du papier à Internet englobe d’ailleurs le rôle changeant des bibliothèques.

Les extraits suivants révèlent plusieurs éléments de l’attitude de Mme Paquette à l’égard du passage de la « société de l’information »:

  • Aujourd’hui ils ont plein d’outils […] qu’on avait pas.[…]
  • T’as moins l’impression de frapper un mur tout le temps. […] Je disais toujours à mes enfants: « s’il y a un problème, il y a une solution, c’est à vous autres de la chercher ».[…]
  • Ça me fait pas peur et je sais comment m’en servir ou je pourrais m’en servir beaucoup plus mais je me dis: «j’ai juste tant de temps dans ma journée». Si je fais ça, je vais être obligée de sacrifier d’autres choses. Et puis, je me dis, je vieillis d’un an par année comme les autres, ça fait que je veux plus de loisirs. Moi, il y a pas une journée que je prends pas mon livre et que je lis. […]
  • Faut que je me mette des priorités et quand j’en ai vraiment de besoin, bien j’ai toujours […] mes fils ou je peux ici m’en servir à volonté. […]
  • J’ai comme pas l’attrait pour ça. J’aime trop le contact humain, aussi. […] Mais je connais l’importance. Je connais ce que tu peux faire avec. Parce que moi, quand je suis pas au tissage, souvent, je fais des demandes de subvention […] pour le Centre culturel. [J]e vais dire: « Non, change ça, change… déplace ça… » Je vas leur dire quoi faire ou qu’est-ce que je veux […] je sais c’est quoi les possibilités ou qu’est-ce que je peux… Non, ça, je suis capable de leur dire.
  • [Parce que] ça me prendrait trop de temps ou quelque-chose… des fois, ils sont assis là, à l’ordinateur, puis je vais leur dire: « t’es-tu capable d’aller me faire une recherche pour telle affaire? » Je les fais faire.[…]
  • Moi je vois ça comme un outil de recherche, vraiment.[…]
  • Les gens, maintenant, au lieu d’aller à la bibliothèque ils ont les livres sur… Et puis, je me dis, même la vocation de nos bibliothèques va changer. [I]l suffit de s’adapter, c’est comme n’importe quoi.[…] Nous autres à la bibliothèque, ici, il y a trois-quatre ordinateurs comme les étudiants vont faire des recherches. C’est que, ils ont pas chez eux ce qu’ils veulent ou qu’ils sont deux-trois qui courent après l’ordinateur, puis il en a juste un, et puis, ils vont à la bibliothèque et puis, je me dis, il y aura toujours de la lecture papier, puis ça faut pas se leurrer, là… Mais, non, il faut s’adapter.

Bien qu’elle ne dispose pas d’un ordinateur à la maison et qu’elle n’accorde pas une place très importante à l’informatique, Madeleine Paquette procède donc à une réflexion profonde sur le sens des changements liés à l’innovation technologique.

1 Page « Une plaque provinciale célèbre les mouvements de conception urbaine qui ont façonné Kapuskasing » du site de la Fiducie du patrimoine ontarien. http://www.heritagetrust.on.ca/Nouvelles-et-Evenements/2007/Juil/Une-plaque-provinciale-celebre-les-mouvements-de-c.aspx
2 Cragg, Wesley, and Mark Schwartz (1996) « Sustainability and historical injustice: Lessons from the Moose River Basin. » Journal of Canadian Studies 31(1): 60-81.
3 Krogman, Naomi, and Tom Beckley (2002) « Corporate ‘Bail-Outs’ and Local ‘Buyouts’: Pathways to Community Forestry? » Society &Natural Resources 15(2): 109-127.

 

X. Connaissance pratique

La connaissance dont il est question ici est éminemment pratique : concrète et utile. Sa transmission nécessite un contact humain, personnel.
Les connaissances théoriques peuvent se transmettre assez facilement par des textes et d’autres processus de transmission dont les maillons sont détachés. L’érudition, connaissance gratuite, peut même s’élaborer de façon autodidacte, sans transmission directe. La connaissance artisanale, elle, demande un contexte propice qui allie généralement l’expérience personnelle et la pertinence sociale aux avantages techniques d’un support visuel ou même d’un contact physique. Si la plateforme ArtNet ne permet pas le contact physique, elle n’en demeure pas moins adaptée à la transmission d’une connaissance pratique centrée sur l’interaction humaine et la longue expérience. Madeleine Paquette a bien compris ce principe :
Il va y avoir des artisanes d’identifiées, ça fait que là ça va être facile […] de dire : « Bien, là, mon problème c’est ça, il y a-tu quelqu’un qui peut me répondre? ». Moi, je vois que ça va créer des liens, ça va rapprocher aussi les gens, parce que là, il y aura plus de distance.
Pour une raison similaire, comme l’expliquait Ida Comeau, le mentorat prend une importance particulière dans le contexte professionnel actuel. De nombreuses connaissances théoriques, plus ou moins utiles, peuvent être transmises par la consultation de références textuelles. Malgré tout, l’apprentissage du métier passe par la sélection des connaissances pertinentes au contexte et par l’utilisation de l’expérience personnelle.
La connaissance concrète est souvent marginalisée, par exemple par les grandes institutions canadiennes. Pourtant, c’est en grande cette connaissance, accumulée au travers d’une longue expérience de vie, qui distingue la personne de la machine1 : un ordinateur peut difficilement montrer à une artisane comment reprendre un tricot.
1 Christian, Brian (2011). The Most Human Human: What Talking with Computers Teaches Us About What It Means to Be Alive. New York : Doubleday.

 

XI. Technologie et appropriation

L’appropriation technologique constitue un des enjeux majeurs des changements sociaux auxquels fait face la société canadienne. Cet enjeu est particulièrement pertinent dans le cadre du projet ArtNet puisque la plateforme n’a d’utilité que si des membres de l’UCF♀ arrivent à se l’approprier. Le but du projet est de servir aux besoins de l’Union culturelle et non d’imposer un mode de fonctionnement qui lui serait étranger.

Liée à l’usage de divers outils, l’appropriation technologique fait appel à une forme d’une pyramide d’adoption, intégrée verticalement vers une appropriation accrue. Contrairement à la typologie de Rogers sur la diffusion des innovation, cette construction de l’adoption technologique ne présume aucune linéarité.

Au niveau le plus bas de cette progression se situe la non-utilisation. Par manque d’accès aux ressources ou pour toute autre raison, certaines personnes ne sont pas en mesure d’utiliser un outil qui pourrait leur être utile.

L’utilisation occasionnelle d’un outil se situe à un niveau légèrement plus élevé d’appropriation, suivie par l’utilisation régulière. Les utilisateurs d’un outil se servent de ce dernier selon ses caractéristiques propres et selon son utilité prévue. De nombreuses utilisations ne font l’objet d’aucune adoption : les utilisateurs d’un ascenseur ne s’en servent généralement que comme d’un moyen pour passer d’un étage à un autre. Cette utilisation ne fait pas l’objet d’un apprentissage ou même d’une réflexion.

Lorsqu’il se transforme en véritable usage, le fait de se servir d’un outil débute un processus d’appropriation. Même lors d’une utilisation régulière, un outil peut demeurer « mystérieux ». Un ouvrier qui manierait continuellement un levier dans le cadre de son travail sans connaître la fonction de ce levier utilise donc ce levier sans en faire usage. Qui plus est, l’ouvrier n’ayant aucune liberté dans la manipulation de cet outil, son usage lui échappe. Pour cet ouvrier, l’usage innovant du levier est impossible.

Par contraste, l’usage porte sur le fait de se servir de l’outil est objet d’un choix conscient et éclairé. Une usagère peut décider de ne pas se servir d’un outil dans un cas particulier (il s’agit alors d’un « non-usage » plutôt qu’une « non-utilisation », la distinction portant sur la liberté de choisir). Elle peut aussi décider de faire d’un outil un usage qui ne lui était pas assigné. La réappropriation subversive est bien connue comme principe artistique. L’appropriation constitue aussi un élément fondamental de l’innovation dans le monde technologique, la créativité s’y trouvant renforcée.

Puisqu’il dépend de la connaissance, l’usage implique un apprentissage pratique qui peut parfois se révéler long et difficile. L’apprentissage théorique au sujet d’un outil peut contribuer à l’appropriation de ce dernier mais ce n’est que lorsqu’une usagère se sert concrètement d’un outil qu’elle peut se l’approprier.

L’usage intègre l’outil à une pratique plus vaste. Lorsqu’une usagère choisit un outil plutôt qu’un autre, son choix se fait en fonction d’une pratique qu’elle contrôle. La tâche qu’elle essaie d’accomplir pourrait faire porter son choix vers un autre outil et c’est le résultat d’un ensemble de tâches qui donne un contexte à l’usage. Une habitude est un usage établi, souvent difficile à modifier mais basé sur des décisions passées.

Plusieurs pratiques techniques ont un impact sur l’identité. Une tisserande n’est pas seulement une personne qui utilise un métier à tisser de la même façon qu’un chasseur est plus qu’un porteur de fusil. L’artisane, dans le contexte d’ArtNet, est plus qu’une personne qui fait usage d’outils artisanaux. La reconnaissance des talents d’une artisane peut donc contribuer à son appropriation des techniques et outils de son métier. L’expertise joue un rôle important dans le processus d’appropriation puisqu’une manipulation experte d’un outil implique un usage approfondi. Ce qui semble se faire avec aisance par une experte est en fait le résultat d’une longue expérience.

Souvent distincte de l’usage de l’outil, la capacité de modifier ou de réparer un outil démontre généralement un niveau élevé d’appropriation. L’exemple de la résolution de problèmes informatiques est suffisamment connu pour être largement représenté dans la culture populaire, le réparateur d’ordinateur étant considéré comme une personne possédant une vaste connaissance de l’informatique. Le même principle s’applique au matériel de couture. Pourtant, un accordeur de pianos peut ne pas être pianiste et il est possible d’apprendre la mécanique sans savoir conduire.

La personnalisation d’un objet manufacturé est aussi une façon de se l’approprier. Les autocollants sur le cartable de l’écolière, les accessoires qu’une automobiliste pose sur son véhicule (personnalisation ou « customisation ») ou les modifications apportées par une usagère au boitier de son ordinateur (« case modding ») transforment l’objet générique en propriété personnelle. Le même principe s’applique au « baptême » de l’objet : une golfeuse qui nomme son bâton de golf et la musicienne qui nomme son instrument de musique procèdent à l’appropriation d’objets qui contribuent à leurs propres identités professionnelles. Le cas de l’appropriation illicite ou illégitime se dessine ici. En art de la rue, le fait de marquer un mur avec un graffiti (« tagging ») est aussi une façon de se l’approprier.

Toutes ces procédures transforment l’objet, d’une certaine façon. Si la transformation peut être renversée, l’appropriation qui s’est opérée est elle-même irréversible en ce sens qu’elle a intégré l’objet dans une expérience vécue. Même si l’objet ne porte plus les marques physiques de sa propriété par une personne donnée, l’objet se distingue des autres objets qui lui ressemblent par le fait qu’il ait été la propriété de cette personne. La valeur accordée à des objets manufacturés ayant appartenu à une vedette démontre le pouvoir de ce type d’appropriation. La fameuse « valeur sentimentale » accordée à un objet manufacturé donné par une personne chère se situe en partie à ce niveau et le souvenir du don accompagne l’objet. Bien entendu, le don de l’objet artisanal prend une valeur encore plus profonde puisque, dans bien des cas, cet objet est unique.

Le développement de nouveaux outils se situe au sommet de la pyramide de l’appropriation. Si l’experte domine son outil, c’est en développant ses propres outils qu’elle parvient à dominer la technologie. Ce n’est qu’en développant des outils qui lui sont appropriés qu’elle se libère de toute contrainte de l’outil.

D’apparence simple à la base, l’appropriation technologique repose donc sur un système relativement complexe. Si les caractéristiques d’un outil peuvent faire obstacle à son appropriation par un groupe particulier de personnes, bien des facteurs externes à l’outil entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit de favoriser l’appropriation technologique. Un outil convivial ne contribue en rien à l’appropriation technologique s’il n’est pas utilisé. Les limites à l’usage d’un outil peuvent provenir d’une incompatibilité entre des caractéristiques de cet outil et le contexte extérieur à cet outil (bruit, émanation, lois…).

Le fait d’être dépendant d’un outil peut démontrer une appropriation incomplète de la technologie. Il s’agit tout au moins d’une entrave au choix technologique. L’exemple classique d’un écolier qui dépend d’une calculatrice pour effectuer des calculs simples semble démontrer une lacune dans ses connaissances mathématiques, voire une certaine paresse. Par ailleurs, une appropriation profonde de la mathématique impliquerait que la calculatrice est une façon d’augmenter l’usage de la mathématique et non de le remplacer. Après tout, la mathématique elle-même est une technologie.

Qui plus est, le non-usage peut résulter d’un niveau plutôt élevé d’appropriation. Une artisane qui choisit consciemment de ne pas se servir d’un outil est indépendante de cet outil.

La technologie implique plus que des outils1. Techniques, objets et connaissances font aussi partie de la notion large englobée par le concept de « technologie ». Ces éléments sont aussi inscrits dans des processus d’appropriation. La description de l’appropriation d’un outil s’applique en tous points à l’appropriation d’une technique, d’un objet ou d’une connaissance. Une technique s’approprie tout autant qu’un outil, même lorsque cette technique ne semble pas correspondre à la sphère technologique. L’objet créé peut aussi être conçu sous cet angle et le processus créatif est une manière de s’approprier l’objet lui-même. La connaissance occupe une position particulière dans cet assemblage puisqu’elle permet l’appropriation tout en constituant matière à appropriation.

Cette extension est importante parce qu’elle permet de resituer certains enjeux de l’appropriation. L’objet, l’outil, la connaissance ou la technique deviennent des possessions de la personne qui l’intègre à sa pratique, mais cette propriété revêt un statut particulier. Non seulement cette propriété est-elle inaliénable, mais l’appropriation est une réponse directe à l’aliénation. N’existe plus de déconnexion entre production et consommation lorsqu’un objet est intégré à la pratique de celle qui l’a créé. Une même logique s’applique à la connaissance, la technique et l’outil.

Les ateliers de fabrication (« FabLabs », selon l’appellation courante) procurent de nombreux exemples d’une telle inaliénation. Ces ateliers mettent à la disposition de nombreuses personnes des outils visant la fabrication aisée d’objets divers. L’imprimante tridimensionnelle est un des outils privilégiés des ateliers de fabrication. Elle permet de produire un objet physique à partir d’un fichier informatique. Conçue à l’origine pour le prototypage, l’imprimante tridimensionnelle permet aussi de reproduire divers objets, y compris des articles manufacturés. Il est possible, dans certains cas, de réparer un appareil électroménager en remplaçant une pièce défectueuse qui le rend inutilisable, prolongeant l’utilité de cet appareil sans nécessiter un long transport depuis le lieu où de telles pièces sont manufacturées.

La création d’un objet nouveau sur la base d’un objet existant permet de s’approprier cet objet. L’objet original demeure intact et la reproduction de cet objet n’empêche en rien son utilisation. Comme dans le cas de la photocopie, d’épineuses questions se posent au sujet du « droit à la copie », confondant d’ailleurs les distinctions entre brevet et droit d’auteur. Ces questions complexes demandent des réponses complexes qui dépassent très largement le cadre de cette recherche. Toutefois, il est utile de noter que l’appropriation technologique peut donner à de telles questions une base concrète et pratique. Le « droit à la copie » est plus qu’une vue de l’esprit.

11.1 Appropriation technologique à l’Union culturelle

Diverses membres de l’UCF♀ se sont approprié de nombreux outils artisanaux. C’est en partie cette appropriation qui devra faire l’objet d’une transmission sur la plateforme ArtNet.

Par exemple, une artisane se servant d’un métier à tisser se situe à un niveau plus élevé d’appropriation que la très grande majorité de la population, le tissage constituant aujourd’hui une expertise peu commune. Une artisane dont la pratique du métier à tisser fait l’objet de l’appréciation d’autres artisanes manifeste un niveau plus élevé d’appropriation. De plus, l’usage du métier à tisser peut s’approfondir au point de permettre l’innovation. La réparation d’un métier à tisser défectueux démontre une connaissance intime de l’outil. Enfin, le développement de nouvelles techniques de tissage voire de nouveaux métiers à tisser constituerait l’apogée de l’appropriation technologique.

Les usages innovants des outils artisanaux abondent, au sein de l’Union culturelle. Parmi les exemples les plus frappants de telles innovations se trouve une technique pour récupérer du ruban magnétique en le transformant en fil à tisser. Tant l’ingéniosité d’une telle technique que sa fonction de récupération ont su impressionner un grand nombre de personnes hors de l’UCF♀, lors d’entretiens formels comme au cours de conversations informelles. Pourtant, parmi les participantes, cette technique est considérée comme banale et allant de soi. Une technique similaire est utilisée avec des sacs de plastique. Dans un cas comme dans l’autre, la capacité d’innover dépasse sans doute la prouesse technique et les artisanes sont plus impressionnées par la technique que par l’innovation. Pourtant, l’innovation est très fortement valorisée en développement technologique alors que la « technocratie » tend à diminuer l’importance de la prouesse technique.

Dans un processus de transmission de la connaissance, la documentation et la diffusion de telles innovations peut produire un bénéfice direct. D’une part, ces techniques peuvent servir d’inspiration pour l’invention de nouvelles techniques. De plus, leur réalisation pratique peut être suffisamment aisée pour faciliter l’appropriation de l’artisanat. Enfin, une valeur particulière est accordée à des techniques qui permettent la réutilisation d’objets qui sont généralement relégués au recyclage.

Bien d’autres usages innovants nécessitent une connaissance spécialisée. Diverses participantes ont décrit, avec un plaisir manifeste, les techniques qu’elles utilisent pour régler un problème rencontré régulièrement dans la pratique artisanale. Par exemple, deux techniques de tricot visant à la jonction de deux brins de laine ont été évoquées puis démontrées par Ida Comeau et Cécile Goulet. Bien que ces techniques puissent sembler relativement simples, elles ne sont utiles que pour celles disposant d’une connaissance de base du tricot.

Plusieurs usages innovants constituent donc des techniques avancées des artisanats auxquels elles sont liées. Ces techniques avancées occupent une place importante dans le projet ArtNet puisqu’elles se transmettent plus aisément par démonstration que par explication textuelle. Un vidéo sur une telle technique a donc plus de valeur qu’un article de magazine sur cette même technique. Qui plus est, la procédure de diffusion de ces vidéos n’est pas tributaire d’une équipe de rédaction. Ainsi, ArtNet peut devenir une forme avancée de la presse spécialisée sur l’artisanat. Il n’est pas anodin de voir le lien que certains magazines (Yarn Forward, par exemple) tentent d’entretenir avec les artisanes qui les lisent.

D’autre part, la maîtrise des techniques de base de chaque artisanat semble avoir encore plus d’importance pour les participantes. Si elles accordent de la valeur à l’appropriation profonde de l’artisanat, les membres de l’Union culturelle connaissent les difficultés liées aux toutes premières étapes de l’appropriation. En effet, l’artisanat semble pour elle être si peu représenté que c’est en offrant une formation de base que la plateforme ArtNet devrait avoir le plus d’impact.

Plusieurs de ces artisanes offrent des formations variées au travail artisanal. Leurs cours et ateliers d’introduction à chaque métier artisanal, sans constituer des plaidoyers pour l’artisanat, aident à donner aux métiers d’art une plus grande visibilité. Les valeurs associées à l’artisanat sont transmises par le fait même. À ce niveau, la création artisanale est une forme de conscientisation qui inclut deux dimensions de l’appropriation. La première est la satisfaction personnelle qui provient de la réalisation de ses propres objets. La seconde, plus sociale, concerne l’appropriation de cet objet : plutôt qu’un article manufacturé, qui n’est que « consommé », l’objet artisanal se situe dans un cadre plus large. Coudre sa propre blouse est une façon de s’approprier le vêtement et, potentiellement, de s’approprier la mode. Bien qu’il s’agisse d’une mesure relativement modeste, elle place l’artisane sur la voie de l’autonomie et de l’indépendance.

Des vidéos d’introduction peuvent donc servir d’éléments déclencheurs à un changement social important. Si un idéal d’autosuffisance a été mis de côté par la population canadienne, la création artisanale donne à réfléchir au sujet de divers aspects de l’acte de consommation.

Par exemple, la notion que plusieurs articles de consommation suivent un principe d’obsolescence programmée fut abordée par certaines participantes. Comme Madeleine Paquette l’expliquait, un « inconvénient » des articles d’artisanat est qu’ils sont trop durables : comme une lavette tissée par une artisane dure plus longtemps qu’une lavette manufacturée, elle est moins souvent remplacée, ce qui entraine à long terme une baisse des ventes. Cet « inconvénient » d’un point de vue commercial est un avantage d’un point de vue personnel : tisser une lavette permet une économie d’argent.

11.2 Technologies de la communication

Si le principe d’appropriation s’applique à toute sphère technologique, il occupe une place particulièrement importante dans l’étude des technologies de la communication. Plus spécifiquement, l’appropriation d’Internet par divers groupes sociaux constitue une préoccupation centrale pour des organismes communautaires tels que Communautique.

La notion de « fracture numérique » a fait couler beaucoup d’encre au cours des deux dernières décennies. Au départ centrée sur un problème d’accès différentiel aux outils du numérique eux-mêmes, cette notion présente désormais un portrait beaucoup plus complexe qui inclut plusieurs aspects de la notion d’appropriation telle qu’évoquée ici. Un secrétaire qui ne maitrise pas les outils numériques qu’il utilise est du « mauvais côté de la fracture numérique ». Par contre, une artisane qui choisit consciemment de faire usage d’autres outils que ceux offerts sur Internet se situe dans une démarche d’appropriation technologique.

L’usage du téléphone par diverses participantes est particulièrement frappant. Le téléphone est clairement l’outil de communication privilégié de la plupart des membres de l’UCF♀. Si certaines d’entre elles disposent des moyens de la communication numérique (adresse électronique, ordinateur et connexion Internet à la maison, même un fax dans le cas de Madeleine Paquette), c’est le téléphone qui constitue le centre de la pratique communicationnelle entre membres de l’Union culturelle. Cette pratique est d’autant plus notoire que, tel que décrit plus haut, l’isolement géographique est un facteur important pour les membres de l’UCF♀.

Le progrès technologique est souvent perçu comme un développement inexorable au cours duquel un outil en remplace un autre, le réseau téléphonique peut apparaitre comme une « survivance », une dimension du passé. Pourtant, plusieurs usages innovants du téléphone font partie de la pratique communicationnelle des participantes.

Par exemple, Madeleine Chabot et Madeleine Paquette sont toutes deux en mesure d’organiser par l’entremise du téléphone le transport par diverses personnes de pièces artisanales d’une région à l’autre de la province. Pour remplacer un tel usage du téléphone, un site Web pourrait être créé, sur le modèle de sites de covoiturage ou même d’annonces classées. D’ailleurs, l’appropriation du site ArtNet par les membres de l’Union culturelle donnera peut-être lieu à de telles initiatives, si le besoin s’en fait ressentir. Pourtant, la pratique téléphonique de cette artisane n’a nul besoin d’outils numériques.

11.3 L’Union culturelle et Internet : littératie et appropriation

Puisque le projet ArtNet porte sur un site Web, la question de l’appropriation d’Internet par les membres de l’UCF♀ est particulièrement pertinente. La logique veut que les artisanes de l’Union culturelle ne pourront s’approprier la plateforme ArtNet que si elles parviennent (ou ont parvenu) à s’approprier Internet.

Il convient tout d’abord de distinguer les données d’accès et d’usage du processus d’appropriation proprement dit. Tel qu’expliqué plus haut, un niveau élevé d’appropriation peut correspondre à un faible usage voire à un accès réduit.

Le rapport des usagères, soumis en avril 2012, suggère que l’accès à Internet depuis la maison est le fait d’une proportion significative des quelques participantes interrogées. L’accès à une personne pouvant accompagner l’usagère dans l’utilisation d’un ordinateur semble, selon ce rapport, encore plus largement distribué. Bien que ce rapport fut réalisé à partir d’un échantillon restreint, la recherche qualitative supporte la notion que l’accès à Internet ne constitue pas un frein majeur pour les membres de l’UCF♀. Par contre, certaines membres ne disposent que d’un accès en liaison commutée à bas débit, ce qui peut rendre laborieux le transfert et la consultation des vidéos de la plateforme.

L’accès à une connexion Internet à haut débit depuis le domicile représente un facteur important dans l’étude de la fracture numérique. D’un point de vue sociologique, l’étude de la pénétration de ce type d’accès permet de révéler des phénomènes divers, tels que la contribution d’Internet à l’identité sociale des utilisatrices ou les difficultés liées au fait de remplacer un formulaire papier par une application Web.

De telles statistiques sont donc fort utiles dans le cadre de différents projets, surtout lorsque le processus d’adoption n’est pas conçu comme linéaire. Dans le cadre du projet ArtNet, par contre, des chiffres risquent de masquer une réalité plus complexe.

D’une part, l’accès à la plateforme ArtNet peut s’effectuer hors du domicile. Dans le cas d’artisanes membres de cercles locaux, la transmission d’information hors du domicile constitue déjà une pratique courante. L’usage d’Internet depuis le domicile est sans doute préférable à l’utilisation hors-domicile, mais le fait que certaines membres de l’UCF♀ n’aient pas d’accès à Internet à haut débit depuis leurs domiciles ne constitue pas nécessairement un obstacle majeur pour ces membres.

Par ailleurs, les contenus de la plateforme peuvent être transférés hors-ligne. L’ingéniosité des participantes permet d’envisager que différentes méthodes de transfert hors-ligne verront le jour si les contenus se révèlent utiles pour les artisanes franco-ontariennes et les personnes qui les entourent. Comme dans le cas d’usages innovants du téléphone ou des outils artisanaux, une telle démarche constitue une forme d’appropriation technologique même si elle s’effectue hors des critères usuels d’accès à Internet.

Enfin, l’appropriation de la plateforme ArtNet par les membres de l’Union culturelle peut être liée à un accès accru à Internet. C’est ce qu’ont indiqué certaines participantes au cours de la recherche. Bien que le projet ne soit en rien une campagne de sensibilisation à l’utilité d’Internet, le fait d’inscrire la plateforme dans la pratiques des membres de l’UCF♀ est un effet escompté du processus d’appropriation de cette plateforme.

Se dessinent donc certains contours de l’appropriation d’Internet par les membres de l’Union culturelle. Si l’accès direct à Internet depuis le domicile est un élément de cette appropriation, d’autres éléments méritent d’être considérés.

11.4 ArtNet et l’appropriation libre

L’appropriation se situe dans le cadre de la liberté d’action. Bien que technique, le concept sociologique d’« agence » peut aider à décrire ce phénomène. Définie simplement, l’agence est la capacité de prendre des décisions individuelles et d’agir en fonction de ces décisions. Liée au libre-arbitre, l’agence entretient un rapport particulier avec la structure. Un ensemble de lois, comme toute autre dimension de la structure sociale, implique un ensemble de contraintes qui limitent l’agence. L’agence est donc une possibilité d’agir malgré la structure. Se dessinent ici les contours de la liberté d’action.

Dans un cadre technologique, l’action libre est la résultante de l’appropriation. Une usagère qui se sert librement d’un outil s’est approprié cet outil. Sa capacité de choisir de ne pas utiliser cet outil est une partie toute aussi importante de son appropriation de l’outil que son utilisation régulière du même outil.

En psychologie des sciences, la « loi de l’instrument » indique une capacité que peut avoir un outil d’influer sur une perception. En langage courant, ce concept s’explique de la façon suivante2 :

« Donnez un marteau à un petit garçon, et il trouvera que tout ce qu’il rencontre a besoin de coups. »

La « loi de l’instrument » constitue donc une limite à la fois sociale et technologique au principe d’agence. Lorsque l’outil prime, les décisions liées à son usage ne sont ni libres, ni éclairées. Plusieurs outils sont développés selon une stratégie si fermée qu’ils rendent l’approriation difficile. L’usage de tels outils est contraint par les intentions de leurs développeurs. Dans de tels cas, le mode de développement entraîne des effets similaires à ceux d’une structure sociale trop contraignante. Il est difficile de créer ou d’innover, socialement, lorsqu’une telle contrainte s’applique. Sans liberté d’action, sans agence, l’action sociale est limitée. C’est le pari du système simple, comme l’ascenseur et le levier mentionnés plus haut : lorsque les options d’un système sont limitées, il peut servir à accomplir efficacement un nombre restreint de tâches pour lesquels il a été conçu.

La variabilité humaine n’a pas à être prise en compte puisque l’utilisation du système est un processus linéaire d’exécution de la tâche. La conception d’un outil à usage unique donne à ce pari une certaine logique, la capacité d’éviter les usages imprévus permettant de rendre aussi efficace que possible le processus de développement. Par contre, un outil à usage unique ne contribue que rarement à l’innovation ou à la créativité.

Le projet ArtNet fait le pari contraire. Plutôt que de contraindre l’usage, la plateforme se concentre dès le départ sur un potentiel ouvert. La transmission de la connaissance artisanale par l’entremise de vidéos est un usage ouvert, aménageant un espace pour des usages divers. C’est aux usagères de déterminer ces usages. L’ingéniosité des participantes laisse présager qu’elles sauront trouver divers usages imprévus.

Certains exemples d’usages innovants ont émergés au cours du projet. Par exemple, Madeleine Paquette a créé un vidéo sur l’histoire du tissage ainsi qu’une démonstration d’une technique de pose de boutons. D’autres participantes, comme Ida Comeau, ont évoqué l’utilité des vidéos de la plateforme pour la mise en valeur de pièces artisanales présentes dans des musées, pour l’enseignement qu’elles prodiguent, pour la vente de leurs pièces artisanales, pour le recrutement de jeunes femmes au sein de l’UCF♀ ou même pour la sensibilisation des gens de l’extérieur de l’Ontario aux réalités de la population franco-ontarienne. De tels usages auraient pu être imaginés malgré les limites d’un système fermé, mais l’ouverture à divers usages potentiels donne à la plateforme une valeur plus grande que celle d’un système à usage unique.

Cette alternative n’est pas complètement hypothétique, puisque plusieurs décisions qui ont dû être prises au cours du développement de la plateforme orientaient le projet vers un système trop fermé. Par exemple, le terme « tutoriel » fut utilisé à divers moments au cours du développement. Pourtant, les vidéos de la plateforme peuvent très bien servir à transmettre des connaissances artisanales sans utiliser le modèle du tutoriel. De plus, des questions des participantes au sujet de la diffusion d’images statiques et de texte ont eu un impact direct sur la procédure de développement. Si de telles questions n’avaient pas été prises en compte, il serait particulièrement difficile pour les usagères de la plateforme de transmettre la connaissance artisanale à l’aide de patrons ou d’indications textuelles.

Le parti pris de l’ouverture a eu d’autres implications dans le cadre du projet. Par exemple, les caractéristiques humaines des usagères sont non seulement prises en compte, elles constituent des éléments importants du développement. Et comme des membres de l’UCF♀ ont participé au processus de prise de décision très tôt dans le projet, le potentiel d’innovation qu’elles possèdent constitue une ressource importante pour le projet.

L’équipe du projet ArtNet a utilisé une approche particulière du développement de la plateforme. Plutôt que de prévoir et de codifier l’ensemble des usages possibles de cette plateforme, les membres de l’équipe ont opté pour une approche ouverte. Un design minimaliste a été privilégié puisque celui-ci permet un plus large éventail de possibilités qu’un design complexe. L’aspect minimaliste du design a aussi l’avantage d’en faciliter l’utilisation, un élément important dans le cas d’utilisatrices non-spécialisées d’Internet. Contrairement à bien d’autres sites Web, la plateforme ArtNet constitue donc un système ouvert qui offre la possibilité de dépasser les limites de l’imagination des membres de l’équipe.

La dichotomie entre systèmes fermés et ouverts peut être illustrée par une distinction analogue entre jeu et jouet. Le développement d’un jeu, si complexe soit-il, implique un processus de restriction des possibilités. Même lorsque ces possibilités peuvent paraître infinies, elles suivent des règles définies à l’avance. D’ailleurs, les résultats sont les mêmes peu importe la complexité du jeu. Le résultat d’une partie d’échecs correspond à la même binarité que le résultat d’une partie de pile ou face : une perdant et une gagnante.

Contrairement aux jeux, les jouets ouvrent les possibilités. Un jouet, si simple soit-il, n’est limité que par l’imagination des joueurs. Même si les usages d’un jouet peuvent être peu variés en pratique, ils ne sont pas limités à l’avance. Plusieurs enfants jouent de la même façon avec une boîte en carton. Pourtant, cette boîte en carton ne limite pas les usages qu’on peut en faire.

Cette référence aux jeux et jouets peut sembler incongrue dans le cadre d’un projet de plateforme Web pour la transmission de la connaissance artisanale. ArtNet n’est ni un jouet, ni un jeu. Pourtant ArtNet, comme l’art et l’artisanat, vise l’innovation et la créativité. Il est donc approprié pour la plateforme ArtNet d’adopter un modèle basé sur l’ouverture. Après tout, le potentiel créatif des briques de construction de type Mega Bloks® ou LEGO® n’est pas si étranger à celui des aiguilles à tricoter ou du moulin à coudre : des moyens simples mais des possibilités illimitées.

11.5 Littératie numérique

Puisqu’Internet constitue une vaste sphère technologique, un ensemble de connaissances est généralement nécessaire à son utilisation. Le concept de « littératie numérique3 » qui désigne cet ensemble de connaissance est souvent conçu comme une fonction du degré d’appropriation d’Internet. Un haut niveau de littératie numérique désigne une connaissance approfondie d’Internet et il est fort probable que cette connaissance soit corrélée à une forte appropriation du réseau.

La littératie numérique peut être définie comme un seuil minimal de connaissances techniques suffisant et nécessaire à l’utilisation autonome d’Internet. L’autonomie est une dimension classique de cette définition mais n’est peut-être pas aussi utile dans un contexte social riche. Après tout, les compétences de Madeleine Paquette dans le domaine du numérique semblent dépasser largement sa connaissance individuelle. L’application du concept de « littératie » à des communautés peut paraître étrange. Cependant, le fait de comptabilisé toutes les compétences techniques de la population d’une communauté peut démontrer le pouvoir d’une société interdépendante et solidaire.

Le terme « littératie » provient du contexte de l’alphabétisation, la connaissance de l’écriture et de la lecture servant de base à un vaste édifice éducationnel. L’analphabétisme fonctionnel rend laborieux voire impossible l’utilisation des textes qui constituent la source privilégiée de l’enseignement scolaire. La littératie fonctionnelle rend possible l’usage du texte écrit et, par le fait même, une démarche d’apprentissage centrée sur le texte.

En ce sens, la littératie numérique distingue l’usage d’Internet de sa non-utilisation. Les conséquences d’une lacune en matière de littératie numérique peuvent être aussi graves que les effets de l’analphabétisme. Tout comme l’accès au réseau, une connaissance fragmentaire d’Internet démontre les effets de la fracture numérique. Un employé dénué de toute littératie numérique risque d’être congédié si son employeur adapte diverses tâches à l’utilisation d’Internet. Un handicapé qui ne sait pas utiliser Internet peut ne pas recevoir l’aide dont il a besoin si les formulaires de requête ne sont disponibles que sur le réseau. La littératie numérique est alors une frontière d’incapacité.

À différents moments de la recherche, les propos des participantes au sujet de connaissances d’Internet ont semblé révéler un très faible niveau de littératie numérique. Ces commentaires étaient énoncés sous la forme d’une auto-évaluation négative des compétences de la participante dans l’utilisation du réseau. À les entendre, ces participantes seraient incapables d’utiliser un ordinateur pour accéder à quelque ressource que ce soit sur Internet. Pourtant, ces mêmes participantes se sont révélées tout à fait capables d’utiliser divers outils du numérique, y compris une version préliminaire de la plateforme qui fait l’objet de ce projet.

Un phénomène similaire fut observé à l’égard de l’utilisation d’outils vidéo. Lorsqu’elles ont été questionnées au sujet de leur capacité à utiliser des caméras numériques ou d’autres outils pour réaliser des vidéos, plusieurs participantes se sont déclarées peu compétentes. Pourtant, lorsque de tels outils furent placés entre leurs mains, ces mêmes participantes ont non seulement été capables de réaliser des vidéos mais elles ont su prendre assez de recul face au processus pour énoncer des commentaires au sujet des caractéristiques de ces différents outils. Qui plus est, ces participantes se sont révélées particulièrement apte à l’apprentissage autonome. Bien que des guides d’utilisation des outils de production vidéo aient été construits pour faciliter l’apprentissage de ces outils par ces participantes, celles-ci ont privilégié une démarche active centrée sur la tentative d’utilisation de l’outil avant la consultation de la documentation. Bien qu’une telle démarche ne soit pas représentative d’une autonomie totale dans l’apprentissage, elle suggère une démarche centrée sur l’autonomisation et augure bien du potentiel du projet à contribuer de façon significative à l’appropriation technologique par les participantes.

Si la littératie numérique désigne souvent un seuil minimal, le concept implique aussi une gradation. Le niveau de littératie numérique de certaines usagères d’Internet peut être largement supérieur à celui d’autres personnes. Par contre, Internet étant excessivement vaste, la littératie numérique est souvent difficile à mesureren-dehors d’un contexte précis. Une informaticienne peut avoir une connaissance approfondie du développement de sites Web et ne posséder qu’une connaissance fragmentaire des médias sociaux. Pour sa part, un adolescent peut avoir, comme le veut le stéréotype, une connaissance experte d’un jeu en ligne sans rien connaître de l’utilisation adéquate des principaux engins de recherche.

 

XII. Appropriation de la plateforme ArtNet

L’évaluation du niveau de littératie d’une personne peut donc s’avérer difficile, surtout si le contexte de cette évaluation est trop vaste ou défini de façon trop imprécise. Le projet ArtNet est suffisamment précis pour fournir de cadre à l’évaluation d’une certaine littératie numérique. Il s’agit ici de la capacité d’utiliser une plateforme qui a été conçue spécifiquement en fonction des besoins de cette clientèle. Des tests informels effectués à l’aide d’une version préliminaire de la plateforme semblent révéler, de la part des participantes, un niveau de littératie numérique tout à fait approprié au contexte et une plateforme tout à fait approprié la littératie du groupe. D’ailleurs, les membres de l’UCF♀ disposent de suffisamment de connaissance en matière d’apprentissages qu’elles sauront s’enseigner l’une l’autre les spécificité de la plateforme. L’apprentissage par les pairs est stratégie riche et appropriée, dans un tel contexte.

Par ailleurs, le niveau de littératie numérique d’une usagère peut augmenter rapidement en fonction de divers facteurs. Selon Madeleine Paquette, qui possède une longue expérience de l’enseignement, c’est souvent la curiosité qui peut aider à prédire la rapidité d’un processus d’apprentissage. Plusieurs participantes ayant démontré une capacité à apprendre rapidement, cette hypothèse semble s’appliquer au contexte de recherche.

Liée à la curiosité, une motivation intrinsèque peut contribuer à l’acquisition rapide de connaissances. Le désir d’utiliser un certain outil représente une telle motivation intrinsèque. L’intérêt démontré par plusieurs membres de l’UCF♀ à l’égard du projet ArtNet est un signe utile, bien qu’imprécis, d’un important critère d’appropriation. La démonstration de cet intérêt a pris plusieurs formes au cours de la recherche. Tout d’abord, la participation active au projet par des membres de l’Union culturelle est d’autant plus révélatrice qu’elle s’est fait de façon volontaire, bénévole et en partie organique.

Selon les membres de l’équipe du projet, l’intérêt et l’utilité de la plateforme pour des membres de l’UCF♀ constituent des conditions essentielles (mais non-suffisantes) du processus d’appropriation. La plateforme n’a de sens que si elle est utile et intéressante pour les personnes associées à l’Union culturelle. Le mot d’ordre, tout au long du projet, fut que cette plateforme appartient à l’Union culturelle et que ses membres doivent avoir la possibilité de la transformer et l’augmenter à leur guise, au gré de leurs intérêts et de l’usage qu’elles feront de cette plateforme.

En pratique, cette procédure d’appropriation de la plateforme a débuté tôt dans le projet. Des discussions avec des participantes actives du projet ont permis à la fois de démarrer la démarche d’appropriation et d’obtenir des renseignements pertinents face à l’appropriation éventuelle de la plateforme sous sa forme finale.