Le 16 octobre 2010,
Nous voici déjà dans la deuxième décennie du XXIe siècle. Pourtant, le Québec ne dispose toujours pas d’une stratégie numérique !
Le laisser-aller du Québec numérique
Faits et chiffres à l’appui, de nombreux industriels et commerçants, divers porte-paroles des régions et des milieux communautaires ainsi que plusieurs universitaires constatent le retard grandissant et préoccupant de la société québécoise à ce chapitre [1].
Nous discutons encore ici – sans aucune action décisive – comment nous pourrions offrir l’accès à Internet haute vitesse, ou même intermédiaire, partout sur notre territoire, alors que l’ultra haute vitesse universelle se déploie dans des pays comme la Finlande et l’Australie et est déjà un acquis dans d’autres comme la Corée du Sud. Nous discutons encore ici – sans plus d’action décisive – comment familiariser tous les segments de la population aux technologies numériques alors que l’Europe est très avancée en la matière, disposant déjà de tout un réseau de recherche et de développement d’innovations avec et par les citoyens eux-mêmes.
En comparaison, l’indolence de notre classe politique provinciale autant que fédérale, malgré les interpellations et pétitions, témoigne d’un manque total de vision et même d’un aveuglement périlleux au moment où le XXIe siècle pose au Québec de grands défis en matière de démographie, de culture, d’éducation, de santé et d’économie.
Pourtant dès 1998, le Québec s’était doté d’une stratégie nationale à l’égard de la société de l’information dont les objectifs ambitieux étaient d’assumer son rôle de «leader parmi les sociétés de l’information» [2]. À l’époque, le Canada pavoisait d’être le second pays de la planète pour le taux de foyers ayant accès à Internet. Aujourd’hui, en ne tenant compte que de la vitesse et du coût, il a glissé au 27e rang sur… 30 pays de l’OCDE [3]. La position du Québec est même plus déplorable vu ses taux de branchement et d’utilisation encore plus faibles.
Bien sûr, l’État québécois n’est pas totalement inactif. Il participe aux forums internationaux, commande des études, consulte les différents acteurs sociaux, développe son administration en ligne, soutient des initiatives locales de branchement en secteurs mal desservis, finance des projets d’innovations sociales, adopte des politiques fiscales favorisant certains pôles technologiques. Mais ces gestes épars demeurent dérisoires en regard des objectifs de 1998, aujourd’hui totalement dépassés. Depuis la Déclaration de Séoul de juin 2008 sur le futur de l’économie numérique des pays de l’OCDE, plusieurs pays dont l’Australie, le Royaume-Uni, la France, l’Italie et maintenant les États-Unis ont élaboré des plans beaucoup plus cohérents et audacieux sur les plans socio-économique et technologique et ont envisagé des partenariats entre acteurs sociaux pour leur élaboration et leur mise en œuvre [4].
Du côté fédéral, le portrait est plus navrant encore. Après le cafouillage du dernier budget où les programmes d’accès communautaire à Internet – dont il vantait pourtant le succès – ont été mis au rancart, puis restaurés mais sans perspective d’avenir, le gouvernement Harper montre son incapacité à concevoir une véritable stratégie pancanadienne. Dans l’improvisation la plus totale, il a réitéré cette année encore la parodie de consultation de juin 2009 et sans tenir compte des voix dissidentes, il continue à considérer qu’un plan numérique vise surtout à répondre aux intérêts de l’industrie des télécommunications [5]. Pourtant, les études, rapports et recommandations tant publics que privés se multiplient. Provenant des organismes paragouvernementaux, de l’industrie, du monde académique et des milieux communautaires, ils pointent tous l’urgence d’un passage à l’action et insistent sur l’inclusion numérique [6].
Opportunités et risques
Pourtant, sur le seul plan économique, le secteur numérique représente aujourd’hui plus de 25% de la croissance mondiale, en ascension rapide [7]. On ne compte d’ailleurs plus les études sérieuses démontrant le potentiel de l’usage des technologies numériques en matière de développement économique, de création et maintien d’emplois rémunérateurs et durables, de prestation de services d’éducation, de soins de santé et autres, d’inclusion des populations défavorisées ou des régions éloignées et d’élargissement de la démocratie. D’autres études tout aussi solides démontrent les multiples écueils et dangers sur les mêmes fronts, d’autant plus préoccupants que s’accroit la dépendance des individus et des organisations vis-à-vis des réseaux, des applications et des contenus numériques.
Certes, les solutions aux énormes défis de la société québécoise ne seront pas que d’ordre technologique, et encore moins seulement numériques. Cependant, que l’on soit « verts », « lucides » ou « solidaires », nous devons tous reconnaître le caractère révolutionnaire de la présente mutation socionumérique. Si nous, Québécoises et Québécois, n’arrivons pas, individuellement et collectivement, à nous approprier ces développements et ces nouveaux usages en fonction de nos besoins, de nos valeurs et nos aspirations, non seulement risquons-nous de rater de remarquables opportunités, mais aussi de devoir composer avec des inadaptations et fractures sociales et économiques qui découleront dès lors de décisions prises par d’autres et ailleurs.
La société civile québécoise a développé dans plusieurs champs une expertise remarquable en matière de recherche, d’innovation et d’usages des technologies numériques [8]. Elle s’est aussi montrée distinctement capable de délibérations publiques fructueuses ainsi que de projets et virages collectifs ambitieux. Cette intelligence collective est notre principal atout pour élaborer et mettre en œuvre collectivement une stratégie qui, non seulement répondrait à nos défis propres, mais apporterait des contributions originales à l’édification humaine du monde numérique en gestation.
Appel
Nous affirmons la nécessité que le Québec se dote promptement d’un plan numérique global et ambitieux et mobilise résolument l’ensemble de ses forces vives dans sa mise en œuvre afin de relever les défis sociaux, culturels et économiques posés par la révolution sociotechnique mondiale en cours.
En se fixant comme but déclaré de faire d’Internet un bien commun au bénéfice de tous et toutes, un tel plan devrait apporter des réponses pertinentes et créatives aux questions suivantes :
- l’accès des individus, des organisations et des communautés aux réseaux et aux contenus ;
- le développement de la production, de l’offre, de l’utilisation et de l’appropriation des contenus ;
- la diversification des applications, des services et des usages ;
- la recherche et l’innovation techniques et sociales dans tous les secteurs d’activité (administration publique, industrie, commerce, économie sociale, instruction publique, santé et services sociaux, milieux communautaires, institutions démocratiques) ;
- les domaines d’expertise à soutenir prioritairement sur le plan national et international ;
- la formation en milieux scolaires, populaires et de travail dans un contexte de société de l’information et des savoirs ;
- la préservation et le développement des cultures et des savoirs ainsi que du patrimoine culturel ;
- l‘accès ouvert et le partage des données et des savoirs scientifiques ;
- la compétence des individus et l’innovation au sein des organisations ;
- l’identité numérique et la sécurité des individus et des organisations ;
- les places respectives des logiciels et contenus libres et propriétaires dans une perspective de biens communs ;
- la gouvernance québécoise, canadienne et internationale d’Internet, des normes techniques numériques.
Nous affirmons que la réussite des processus d’élaboration et de mise en œuvre d’un tel plan numérique québécois exige la participation et l’engagement de la totalité des acteurs sociaux, des secteurs d’activités, des segments de la population et des régions concernées.
Nous affirmons également que de tels processus doivent être des occasions d’expérimentation de nouvelles pratiques de gouvernance démocratique permises par les technologies numériques.
Nous appelons donc :
- tous les individus et organisations concernés à signifier publiquement leur participation et leur engagement à l’élaboration et la mise en œuvre d’un plan numérique québécois en endossant le présent manifeste et en le diffusant largement dans leurs réseaux pour le discuter et l’amender;
- le gouvernement du Québec à prendre un engagement concret et décisif à assumer un rôle de leadership dans l’élaboration et la mise en œuvre participatives d’un plan numérique québécois ainsi qu’à mettre en place les conditions nécessaires à leur réussite;
- le gouvernement fédéral ainsi que les instances politiques régionales et municipales à entreprendre, participer et soutenir des processus participatifs similaires.
[1] Un plan numérique pour le Québec. Ce manifeste est le fruit d’une démarche collective amorcée il y a maintenant deux ans par des intervenants de différents milieux entreprenarial, académique et communautaire.
[2] Gouvernement du Québec, «Agir autrement : La politique québécoise de l’autoroute de l’information», Québec, 1998
[3]
Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), «OECD Communications Outlook 2009», septembre 2009.
L’indice de développement de l’ensemble des TIC de l’Union internationale des télécommunications place le Canada au 21e rang mondial. Union internationale des télécommunications, «Mesurer la société de l’information 2010», Genève, 2010.
[4]
Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), «Déclaration de Séoul sur le futur de l’économie Internet», Séoul, juin 2008,
Royaume Uni : Department for Culture, Media and Sport and Department for Business, Innovation and Skills, «Digital Britain : Final Report», Londres, juin 2009,
Australie : Minister for Finance and Deregulation, «Joint Media Release : New National Broadband Network», Canberra,avril2009,
France : Éric Besson, «France numérique 2012 : Plan de développement de l’économie numérique», Paris, octobre 2008,
rôle du gouvernement dans l’établissement d’une stratégie: Banque mondiale, «What role should governments play in broadband development?», Paris, septembre 2009,
Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), «Préparer le futur de l’économie Internet», Séoul, juin 2008,
Ministère des Services gouvernementaux du Québec, «Bulletin d’information e-Veille», Québec,septembre 2010.
[5] Gouvernement du Canada, «Déclaration du ministre Clement au sujet de la fin de la consultation sur l’économie numérique», Ottawa, 2010.
[6]
Comité sénatorial permanent des transports et des communications, «Plan pour un Canada numérique», Ottawa, juin 2010,
Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), «Rapport de surveillance du CRTC sur les communications», Ottawa, juillet 2010,
Michael De Santis, Public Interest Advocacy Centre (PIAC), «Is broadband basic service?», Ottawa, juillet 2010,
i-Canada Alliance, «The i-Canada Declaration. A New National Dream : Global leadership through ultrafast communication», 2010.
[7] Ministère des Services gouvernementaux du Québec et Centre francophone d’information des organisations (CEFRIO), «e-Veille : À la rencontre des gouvernements en ligne du globe, bilan 2009», Québec, janvier 2010.
[8] Notamment dans les domaines du multimédia, du jeux et de la cryptographie.